Depuis la publication par la Commission européenne, en juin dernier, d’un paquet réglementaire sur les paiements et l’euro numérique, la Commission et les colégislateurs européens n’ont pas chômé…

La présidence espagnole de l’Union européenne a été très active, avec de nombreux travaux et accords au niveau du Trilogue européen, même au-delà des paiements, avec notamment l’adoption du Data Act, l’accord sur le projet de règlement eIDAS2, et dernièrement l’accord sur le futur IA Act, voire la création d’une nouvelle autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (ALBC). La Commission européenne sortante nous offre un feu d’artifice, à la veille des élections des représentants nationaux au Parlement européen. Mais comme évoqué dans l’éditorial de la Newsletter de décembre dernier, il y a encore de nombreux sujets clés sur lesquels la prochaine législature devra se pencher. Et au-delà des cinq objectifs clés du marché des paiements qui devront marquer le débat qui va s’engager pour préparer les élections, dès ce début 2024, et vont devoir être déclinés dans les années suivantes, à savoir défragmentation, sécurité, compétitivité, innovation et souveraineté, il y a une trame de fond que nos amis et concurrents américains labourent pour préparer une domination économique et industrielle sans précédent, surtout à la veille d’élections nationales  à l’occasion desquelles on risque de voir ré-émerger le slogan  «  America first ».

De fait, l’Europe va être au pied du mur sur deux plans :

  • Mettre en œuvre sans trop tarder toutes les réglementations adoptées ou en cours d’adoption : ce n’est pas qu’une question de déclinaisons juridiques, mais aussi d’investissements colossaux et de modifications profondes des modalités opérationnelles des paiements européens.
  • Constituer un marché unique et faire émerger de nombreux champions européens, bancaires et industriels, quelques belles Fintechs européennes porteuses d’innovations et reporter si nécessaire certains projets réglementaires européens pour disposer d’un cadre stable et mettre réellement en place le partenariat fort public / privé… et les financements qu’exigent la situation. Quitte à mettre en veilleuse certaines ambitions nationales et certaines règles de concurrence européennes, toutes respectables, mais qui s’avèrent de jour en jour contre-performantes.

Sur le premier point, il suffit de penser à EPI, à l’Open banking, ou à l’identité numérique … voire à un schème carte européen ou à l’euro numérique. Il y a là de quoi largement remplir un plan d’action d’un acteur du paiement à dix ans, en France et en Europe. Et sur certains sujets, les Big Techs américaines et asiatiques ont pris beaucoup d’avance et s’apprêtent à accentuer leur mouvement … Il faut donc désormais d’abord mettre en œuvre les réglementations adoptées ou en cours d’adoption puis faire une pause réglementaire et éviter d’imposer aux acteurs économiques et industriels de nouvelles exigences.

Il faut donc accueillir avec beaucoup de joie en ce début d’année les progrès réalisés à l’automne dernier par EPI, à savoir le choix en septembre du nom commercial de son wallet numérique, Wero, puis en octobre l’acquisition finale d’iDeal et de Payconiq international, et en décembre la première transaction de paiement instantané avec Wero entre deux clients européens, l’un du Groupe BPCE en France et l’autre d’une Caisse d’Epargne allemande, la Sparkasse Elbe-Elster Bank.

Ces avancées ne sont pas seulement médiatiques, et la réaction d’acteurs externes à EPI, notamment l’annonce en décembre dernier de l’alliance entre la SIBS portugaise, la BANCOMAT italienne et la BIZUM espagnol, chacune étant leader des paiements mobiles sur son marché domestique illustre bien les enjeux. On ne peut que regretter que ces acteurs n’aient pas (ou pas encore) trouvé leur place dans EPI… Mais il faut laisser jouer le marché car cela va attiser la concurrence et donc stimuler la créativité des deux initiatives, et se donner du temps, car une convergence à terme de ces deux initiatives n’est pas à exclure face aux initiatives en Europe des grandes Big Techs internationales et des ICS… Pour France Payments Forum, le choix est bien sûr celui d’EPI, et nous en débattrons lors de nos Rencontres du 8 février prochain à l’Automobile Club de France, autour d’une table ronde intitulée « Ensemble faisons de Wero un succès ».

On peut également accueillir avec joie les avancées du côté de la carte bancaire. Au moment où le marché des paiements par carte, physique ou virtuelle, vit une nouvelle révolution marketing et technique, il y a une prise de conscience, du côté bancaire, des enjeux du paiement par carte dans plusieurs pays européens, et j’en veux pour preuve le plan Dynamique CB 2026 et les discussions entre Girocard et CB… Mais l’Europe a échoué à créer un ou plusieurs acteurs transeuropéens face aux ICS et autres Big Techs. Certes, et les Autorités Européennes semblent avoir tourné la page de la carte en ne soutenant que le Paiement Instantané et demain l’euro numérique.

Mais Construire un acteur carte européen reste une « ardente obligation » et reste à nos yeux une priorité. Le paiement par carte reste le choix préférentiel en France comme dans plusieurs pays européens et la baisse des interchanges favorise ce développement dans le reste de l’Europe, souvent hélas au profit des ICS… Mais il est vrai que la carte subit la concurrence de nouveaux modes de paiement qui se sont d’ores et déjà installés ou qui vont monter en puissance. Comment le paiement par carte peut-il aborder la prochaine période et quels enjeux doit-il surmonter pour assurer son développement et sa pérennité ? Ne faut-il pas déjà engager un dialogue avec des schèmes cartes européens, et pas seulement de pays adhérents au projet EPI, pour éviter de pérenniser la fracture Nord / Sud en Europe ? Comment tirer profit des évolutions en cours du marché ? Ce sera le thème d’une autre table ronde de nos Rencontres du 8 février « Tendances et perspectives des cartes en France et en Europe ».

Plusieurs autres thèmes d’actualité appellent à des actions concrètes en Europe et en France.

Ainsi en est-il du nouveau règlement sur l’IP, de la future DSP3 et de l’Open banking. Déjà, plusieurs grandes banques européennes ont annoncé une annulation de leurs commissions de service pour tout IP, ouvrant la voie à en faire un nouvel « new normal » pour les virements européens. Mais il y a autour de l’IP et des paiements européens beaucoup de sujets et d’investissements non encore réalisés et qui vont être coûteux… comme en matière de sécurité, pour éviter que « paiement instantané » rime avec « fraude instantanée » comme on le voit notamment Outre-Manche, et surtout en matière d’API et d’Open Banking.

En matière de lutte contre la fraude, l’IBAN Check sera un pas important mais à notre avis il faut se mettre en perspective et construire une stratégie sécuritaire à dix ans, qui anticipe l’arrivée du Quantique et de l’IA, par un saut qualitatif, en intégrant les opportunités de la tokenisation, et de la biométrie, mais surtout de l’Identité numérique et de la signature électronique. Sur ce dernier sujet, FRANCE PAYMENTS FORUM va mettre à jour son document de position sur la signature électronique, et y intégrer d’une part des cas d’application concrets qui peuvent être mis en œuvre rapidement et d’autre part,t à plus long terme, les exigences sur l’identité numérique nées du projet de règlement eIDAS2.

Rappelons que FRANCE PAYMENTS FORUM milite pour une identité numérique européenne spécifique aux paiements, que nous nommons une European Payments Identity, compatible avec eIDAS2 et avec le futur euro numérique, et ce sujet fera également l’objet d’une table ronde intitulée « Identité Numérique et Signature électronique ? Quelles réponses aux nouvelles menaces ? Quelles réponses opérationnelles ? » lors de nos Rencontres du 8 février. L’autre grande question sera celle de l’Open Banking avec une stratégie d’APIsation des échanges, s’appuyant sur des solutions qui commencent à être mûres, et un modèle économique conforté par le projet de règlement européen. FRANCE PAYMENTS FORUM milite pour une généralisation des APIs dans les échanges intra-européens et va élaborer également un document de position sur ce sujet Et là encore, nous aurons lors de nos Rencontres du 8 février une table ronde intitulée « DSP 3, Quelles avancées avec la DSP3 ? Notamment sur l’Open Banking et les APIs » qui sera l’occasion d’examiner l’application concrète de la future DSP3 et des règlements européens, et la mise en œuvre effective de l’Open Banking et des APIs.

Deux autres sujets, les cryptopaiements et l’euro numérique nécessitent aussi une réflexion sur leur mise en œuvre concrète. Et ils feront eux aussi l’objet de tables rondes lors de nos Rencontres du 8 février

Sur les cryptopaiements, FRANCE PAYMENTS FORUM appelle depuis plusieurs années à réfléchir à la mise en œuvre dans les banques d’un nouveau rail des paiements fondé sur la mise en œuvre de blockchains. On peut débattre des cryptoactifs, de leur valeur financière ou économique et des risques associés, ou de leur futur dans la sphère des paiements, mais on ne peut plus nier que les blockchains constituent une solution de qualité (mais non exclusive) pour le traitement de flux de paiement, au moins internationaux.

De plus, sans nécessairement prendre de risques autour des cryptoactifs existants, on ne peut nier que des grands acteurs financiers internationaux, dont BlackRock, ont créé ou s’apprêtent à créer des ETF[1] sur les cryptoactifs existants, notamment sur le Bitcoin, et que plusieurs Big Techs et grandes banques ont émis ou envisagent d’émettre des stablecoins ou des deposit tokens. Les ICS ne sont pas en reste et ont lourdement investi pour offrir des services de paiement adossés à des cryptoactifs. L’Europe ne peut rester à l’écart de ce mouvement international. Le règlement européen novateur MiCA ne signifie pas l’arrêt de cette filière, mais vise plutôt à l’encadrer pour la sécuriser. Il faut que cette filière puisse prendre une place, certes modeste à court terme, dans le paysage des paiements et puisse constituer une alternative crédible et sécurisée à la filière scripturale.

Sur l’euro numérique, nous ne rappellerons jamais assez qu’un euro numérique est incontournable à long terme, pour faire entrer le cash dans l’ère numérique, mais qu’il n’est pas prioritaire ni urgent pour les paiements de détail et qu’il doit constituer à long terme un des trois points d’appui d’une stratégie d’autonomie stratégique européenne, à côté de schèmes IP et Cartes Européens. Il faut rapidement élaborer un scénario pluriannuel sur sa mise en œuvre, en commençant par l’euro numérique « de gros » qui est non seulement consensuel, innovant, mais qui peut rapidement être mis en œuvre, techniquement et juridiquement, comme l’explique la Banque de France, en reportant à 5 ans la mise en œuvre éventuelle d’un euro numérique de détail, mais dans sa version « digital euro inside » évoquée par le gouverneur de la Banque de France lors du Forum CB du 28 novembre dernier.

Tous ces grands sujets qui font l’actualité des paiements en France et en Europe, feront l’objet de débats lors de nos Rencontres du 8 février prochain.

Mais, en ce début d’année, il faut aussi revenir sur un autre sujet majeur, celui de l’unification du marché européen des paiements, et de l’émergence d’acteurs industriels et bancaires compétitifs et transnationaux.

Il y a 15 ans, en 2008, face à la crise financière, le marché américains a réalisé une consolidation bancaire et industrielle qui lui a fait prendre une avance internationale majeure. Et aujourd’hui, parmi les 4 500 banques américaines, plus de cinquante d’entre elles disposent de plus de 50 milliards de $ d’actifs et l’une dispose même de plus de 3.000 milliards $ d’actifs[2]. Et, sous l’impulsion des régulateurs américains, ce marché va probablement vivre en 2024 une nouvelle phase de consolidation, qui va concerner les banques moyennes.

De façon synthétique, les arguments avancés pour cette consolidation sont les suivants[3]:
* Small banks in the US face pressure to consolidate, driven by the need to operate at a larger scale
* Smaller banks seek scale, digital capabilities and strategic partnerships

* While successful consolidation could save some smaller banks, regulatory uncertainties may influence the timing of M&A transactions.

Le gouvernement américain soutient cette nouvelle vague de consolidation, même si cela peut soulever des questions de concurrence.Pour l’Europe, le moment est venu de voir les choses en face, surtout pour avoir une unification du marché européen, encore trop lente, et une chance de garder une industrie européenne des paiements largement indépendante comme aujourd’hui. Comme l’a rappelé Gabriel Cumenge lors des Assises des technologies financières du 16 novembre 2023, l’objectif, n’est pas d’exclure les acteurs américains du marché européen des paiements mais de conserver certains acteurs européens compétitifs.

Pour cela, il faut admettre que tous les 4.000 PSP européens, notamment certaines banques régionales moyennes ou petites, auront du mal à faire face à la fois aux nouvelles exigences de conformité aux réglementations européennes, aux coûts de la digitalisation et à la compétition internationale. Et les plus compétitives constituent des cibles pour des acteurs internationaux qui aimeraient s’implanter en Europe. Certes les États européens veulent tous protéger leurs banques domestiques, mais pour les paiements, industrie qui fonctionne sur la base de coûts fixes, la notion d’économie d’échelle est cruciale. Et pour résister à l’emprise des acteurs internationaux, les Autorités européennes devraient, à l’instar des Autorités américaines, pousser à une consolidation bancaire dans les paiements.

C’est aussi le cas pour l’industrie européenne : pour investir, cette industrie a besoin de beaucoup de capitaux, à la fois pour disposer de solutions paneuropéennes, pour assurer la résilience des solutions, et pour faire face à la digitalisation et à la compétition internationale. Il faut que la prochaine Commission européenne et le nouveau Parlement européen qui prendront leurs fonctions l’été prochain se donnent pour objectif commun de favoriser cette consolidation et de créer enfin un marché unique européen des paiements.

Tout au long du premier semestre 2024, FRANCE PAIEMENTS FORUM va essayer de soulever ces questions européennes pour qu’elles puissent s’inscrire dans le débat électoral, qu’on espère démocratique, pour faire émerger quelques grands objectifs pour la prochaine législature. Et notamment lors de nos Rencontres du 8 février prochain.

D’ici là, meilleurs vœux à tous pour l’année 2024, et pour ceux qui n’ont pas encore fait le pas, rejoignez FRANCE PAYMENTS FORUM, l’association française des paiements, ouverte aux enjeux européens.

 

[1] Un ETF, ou tracker, est un fonds d’investissement qui suit l’évolution d’un indice boursier. 

[2] Cf. https://www.spglobal.com/marketintelligence/en/news-insights/latest-news-headlines/largest-50-us-banks-by-assets-q3-2022-73408267

https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_largest_banks_in_the_United_States?wprov=sfti1#

[3] cF. Wave of consolidation could save smaller US banks – The Banker