Hervé SITRUK, Président, FRANCE PAYMENTS FORUM

Chers amis,

En ce début octobre, nos regards comme les vôtres sont tournés vers Francfort mais aussi vers Strasbourg et Bruxelles.

Vers Francfort, car on attend d’ici fin octobre la décision du Conseil des Gouverneurs de la BCE de lancer ou non la phase suivante du projet d’euro numérique central de détail. « La phase d’investigation du projet d’euro numérique se terminera en octobre 2023. Le Conseil des Gouverneurs de la BCE décidera alors s’il passe à la phase suivante du projet. Dans cette phase suivante, la BCE développerait et testerait plus en avant les solutions techniques et les conditions commerciales d’un euro numérique ».

Vers  Strasbourg et Bruxelles, car le débat démocratique qui s’est ouvert avec la publication en juin dernier des propositions législatives de la Commission européenne, à la fois sur le règlement sur l’Instant Payment, sur le projet de révision de la directive sur les paiements et sur le cours légal des espèces, mais aussi sur le projet de règlement sur l’euro numérique, se déroule dès à présent au Parlement européen, au Conseil européen, et avec la Commission européenne, et se poursuivra sans doute, sur certains de ces sujets, à l’issue  des élections des représentants nationaux au Parlement européen, avec les nouveaux élus et la future Commission européenne qui prendra ses fonctions au début de l’été prochain.

Le règlement sur l’Instant Payment comporte des décisions majeures comme sur l’obligation pour tous les PSP de proposer cet instrument de paiement et de l’accepter, d’accepter une tarification plafonnée, de contrôler les IBAN des bénéficiaires, et de procéder aux vérifications des listes de sanctions européennes ou internationales, dit « sanction screening ». Et sur ce sujet, les décisions devraient s’accélérer dans les prochains jours avec un trilogue pour finaliser un texte de compromis en octobre 2023. Ce règlement constituera, de l’avis de nombreux experts, « une révolution importante dans le monde bancaire », d’autant plus si certaines dispositions, notamment en termes de lutte contre la fraude et de défense des consommateurs, sont étendus au SCT, ou si les délais de mise en conformité restent très courts.

La proposition de règlement sur le cours légal des espèces nécessitera également de nombreux arbitrages, les positions des Etats européens étant très diverses sur ce sujet. La proposition de directive est, de son côté, plus consensuelle, mais à notre avis insuffisante [1], et même adoptée rapidement, elle ne s’appliquerait pas immédiatement, le texte législatif une fois adopté devant d’abord être traduit, et (puisqu’il s’agit d’une directive) les Etats-membres devront l’introduire dans leurs législations nationales. Ce qui laisserait du temps pour les autres sujets.

La proposition de règlement sur l’euro numérique central de détail sera certainement le sujet qui provoquera le débat le plus important et le plus long, d’autant qu’il laisse à la BCE le choix du lancement et de nombreuses modalités. Il est donc plus que probable que l’adoption de ce règlement sur l’euro numérique n’aura pas lieu avant l’élection du nouveau Parlement européen et la mise en place de la nouvelle Commission européenne.

À ce stade, même si ce projet de règlement influera certainement sur la prochaine décision Conseil des Gouverneurs de la BCE fin octobre prochain, il faut noter qu’il ne s’agit, pour le moment, que de la décision éventuelle de passer à la phase suivante des travaux. Fabio Panetta avait en effet déjà déclaré lors de sa dernière audition devant le Comité des affaires économiques et monétaires du Parlement européen que « l’éventuelle décision du Conseil des gouverneurs d’émettre un euro numérique n’est pas pour maintenant, et elle ne serait prise qu’après l’adoption de l’acte législatif[2] » en référence à la proposition de règlement de la Commission européenne. Et Christine Lagarde a dernièrement confirmé ces propos et déclaré qu’il faudrait aussi mener des travaux techniques préalables et les décisions des législateurs européens : «it is not yet out there, because pilots will take another two years at least before it is the final say by the Governing Council, on the basis of the legislative proposal that has been put on the table by the Commission and that will come to you, that we will be able to move ahead.[3]  Ainsi, il ne s’agit ici que de la poursuite des travaux préalables. Et dans l’hypothèse, vraisemblable, où la décision que prendrait le Conseil des Gouverneurs de la BCE fin octobre prochain serait de lancer la phase suivante, ce que soutient Mme Lagarde « I personally think, should be a key option for Europeans to transact », la décision de lancement de l’euro numérique central de détail ne pourrait être prise avant au moins deux années supplémentaires, ce qui laisse du temps au débat démocratique et à quelques ajustements éventuels de la stratégie de la BCE ou des options fonctionnelles et techniques qu’elle a retenues à ce jour.

Ce sujet de l’euro numérique est le sujet sur lequel nous attendons beaucoup du futur débat et des colégislateurs. Car, en l’état des options retenues à ce jour, on ne peut que constater que ce projet ne prend pas en compte les nombreuses remarques et propositions que France Payments Forum a faites depuis deux ans, notamment via un document de position de février 2022 puis dans le cadre des travaux du CNMP, ainsi que lors de nos diverses Rencontres digitales ou en présentiel, ou dans nos éditoriaux.

Et nous ne sommes pas les seuls.

Déjà, on peut noter les réactions sceptiques de divers représentants actuels au Parlement européen : ainsi, le Comité des Affaires économiques et monétaires  du Parlement européen a fait part de ses inquiétudes concernant l’euro numérique, notamment les coûts pour les banques et les avantages incertains pour les citoyens de l’Union européenne, dans une série de questions posées à Fabio Panetta, membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE)[4]. « A lot of critical questions were posed (…) and they remained unanswered”[5]. Et on peut également rappeler que malgré leur soutien à ce projet, les ministres de l’Eurogroupe ont formulé certaines réserves, comme en juin dernier, sur « l’importance d’élaborer un discours clair et convaincant sur ce que serait la valeur ajoutée de cette évolution et sur les effets réels qu’elle aurait sur la vie des citoyens européens et sur l’activité commerciale des entreprises au sein de l’Union européenne. Nous constatons que, si le projet en cours d’examen bénéficie d’un large soutien, au sein de nos institutions, les ministres souhaitent soutenir ces travaux, mais également réfléchir à la manière dont nous pouvons développer plus avant ce discours »[6].

De notre côté, nous attendons des colégislateurs des rappels clairs sur la nécessité de préserver l’équilibre entre les acteurs du marché et la Banque centrale, et d’éviter de transformer le régulateur en un opérateur central majeur des paiements de détail en Europe. Et nous attendons que le débat démocratique remette les réflexions en chambre à leur juste valeur et chacun à sa place.

En effet, notre démarche transparente et visant à créer les conditions du consensus dont l’Europe a grand besoin pour résister aux acteurs internationaux semble vaine. Il faut donc que le débat démocratique et les colégislateurs prennent le relais. Et que chacun, Banquiers centraux et commerciaux, réfléchisse à nouveau aux impacts de ce projet et à ce qu’ils doivent faire.

Pourtant, nos remarques ne sont – elles pas de bon sens ? Un tel projet peut-il réussir en passant en force ?  Peut-il réussir sans un soutien politique et industriel massif des acteurs européens ? Force est de constater qu’on en est aujourd’hui encore loin…

Et à quel besoin concret ce projet répond-il aujourd’hui ? Où est l’innovation en termes de cas d’usage ou technologique ? L’euro numérique dans sa forme électronique n’existe-t-il pas déjà depuis plus de vingt ans ? Certes, ce sont les banques qui l’émettent et c’est un euro numérique commercial, mais remettons-nous en cause leurs rôles dans les paiements ? Même si celles-ci, on ne peut que le constater, ont tardé à s’engager plus avant sur les cryptopaiements et les monnaies digitales commerciales, notamment des jetons représentatifs de leurs dépôts (Deposit Tokens), comme certaines banques françaises l’ont fait depuis ?

Que va comprendre le citoyen européen moyen de ce nouvel instrument de paiement développé par la banque centrale européenne ? Si ce n’est que c’est une réponse à une insuffisance des instruments en cours, si ce n’est qu’il fait double-emploi avec la carte et le virement instantané ? Et que va-t-elle retenir de la différence entre euro numérique de banque centrale et euro numérique de banque commerciale, si ce n’est un doute sur l’intérêt de maintenir ses économies dans les banques commerciales … ?

Et en quoi cet instrument d’euro numérique central de détail va-t-il unifier davantage l’Europe des paiements alors que des initiatives comme EPI sont en cours et que certains États, voire certaines banques centrales de la zone euro, ne lui ont pas même pas apporté leur appui ?

Enfin la menace des global stablecoins (GSC), nous a conduits à soutenir un tel projet à l’origine, par absence de réponse bancaire, sauf des banques centrales, qui apparaissaient comme les seuls chevaliers blancs potentiels.

Mais, les banques commerciales n’étaient-elles pas (et ne le sont-elles pas toujours) engagées dans deux projets ambitieux pour répondre aux injonctions des pouvoirs publics, et permettre à l’Europe de disposer d’une « autonomie stratégique » ? (1) Digitaliser leurs transactions, pour leur permettre non seulement d’être électroniques de bout en bout mais aussi multicanal et traitées sur tous les médias mobiles, et (2) construire via un projet européen ambitieux, EPI, une alternative européenne concurrentielle aux GAFAs et aux ICS, et répondre à la fragmentation du marché européen ?

Et la menace des GSC n’est-elle pas aujourd’hui encadrée par des règlements comme MiCA, et ne le sera-t-elle pas davantage par les autres règlements équivalents dont le Financial Stability Board (FSB) du G20 se fait le promoteur ?

De plus, aujourd’hui, tous les GAFAs, et Meta en premier, et les divers schémas de cartes internationaux (ICS) ne rêvent-ils pas de monnaies numériques centrales qui leur permettraient d’envahir la sphère des paiements et de se passer à terme des banques et autres PSP, sauf à titre subsidiaire ? Et ne s’y préparent-ils pas activement dès à présent comme le montrent diverses acquisitions et de très nombreux projets en cours ? Un euro numérique central de détail comme d’autres projets de ce type à l’échelle de la planète n’ouvrirait-il pas la porte au développement de leurs projets dans les paiements ?

L’opportunité du lancement à court terme d’un euro numérique central de détail n’est donc clairement pas démontrée, et peut même être contre-productive. Surtout en l’absence d’une action concertée avec les PSP et notamment les banques commerciales.

Mais on peut admettre le souhait à long terme des banques centrales de rénover la monnaie fiduciaire dans un contexte général de baisse tendancielle de l’usage du cash pour les paiements et de la remplacer par un « cash numérique ». Mais là encore, ce n’est pas un besoin urgent. D’une part car en France comme en Europe et ailleurs dans le monde, on réaffirme la nécessité pour tous les acteurs d’accepter la monnaie fiduciaire physique, et on l’appuie en Europe avec la proposition de la Commission européenne d’uniformisation du concept de cours légal des espèces, ce qui ne va pas de soi compte tenu de la diversité des marchés européens, même si ce serait une première application de la monnaie unique et un ajustement nécessaire des règles européennes. Et d’autre part, la Commission européenne insiste pour que l’euro numérique central de détail ne vienne pas concurrencer l’euro fiduciaire physique dans le commerce de détail. Et celui-ci s’interroge sur les nouveaux investissements auquel il sera contraint de procéder… Et les banques centrales sont dès lors contraintes à des circonvolutions, pour indiquer que l’euro numérique central de détail ne concernera pas le commerce de proximité, en tous cas pas en priorité, mais concernera en priorité les paiements à distance, tout en réaffirmant son caractère d’instrument de paiement universel.

De plus, l’euro numérique central de détail concurrencerait sans aucun doute l’Instant Payment, qui est pourtant au cœur de la stratégie européenne des paiements promue par la Commission européenne. L’Instant Payment, qui est la forme la plus aboutie d’instrument de paiement fondé sur l’euro numérique de détail mais commercial, et l’innovation la plus structurante du marché européen des paiements, avec la généralisation de la carte à puce et le sans contact, serait frontalement concurrencé dans les opérations à distance par l’euro numérique central de détail, ce dernier disposant en outre du cours légal qui en rendrait l’acceptation obligatoire. L’un chassera nécessairement l’autre…!

Enfin l’euro numérique central de détail concurrencerait le projet EPI, encore en cours de montage, au risque de tuer le projet alors qu’il est parvenu, certes difficilement, à fédérer certaines grandes banques et certains grands industriels européens en se recentrant sur le virement instantané.

Certes, les positions bancaires en Europe ne sont pas alignées sur ce sujet, comme le montrent les réponses de diverses fédérations nationales de banques à la consultation (« have your say ») lancée par la Commission européenne le 30 juin à la suite de la publication de sa proposition de règlement sur l’euro numérique. Les établissements bancaires italiens, qui n’ont pas soutenu le projet EPI, semblent les plus ouverts à l’émission d’un euro numérique central de détail (mais « à condition d’établir des garde-fous » [7]), alors que les banques espagnoles, qui restent eux aussi hors du projet EPI, s’interrogent sur l’opportunité du projet de la BCE (« There are yet too many unanswered questions around the need and the value-added of a digital euro » [8]), que les banques allemandes, qui soutiennent le projet EPI, trouvent dans le projet de règlementation européen certaines réponses à leurs neuf exigences, et les banques françaises « y sont franchement opposées », et ont « expressed several warnings on the opportunity of such a project ».

Pourtant, le projet EPI porte le dernier espoir de souveraineté européenne dans les paiements. Et l’euro numérique central de détail ne peut constituer, à ce stade, qu’une alternative en cas d’échec du projet EPI. L’euro numérique central de détail ne peut jouer le chevalier blanc que si la menace est clairement identifiée par tous, comme avec le projet Libra (Diem), et que le projet EPI n’aboutit pas. Mais faut-il anticiper une telle évolution négative alors que le projet EPI n’est pas encore entré en phase opérationnelle…et encore moins en phase de maturité ? Arriver trop tôt ne concurrencerait-il pas les efforts d’EPI pour rassembler tous les acteurs des paiements européens, et ne l’obligerait-il pas à gérer en parallèle deux logiques concurrentes ? Et n’ouvrirait-il pas trop vite les portes du marché européen des paiements à tous les grands acteurs internationaux ?

Pour préparer cette évolution future, inéluctable à long terme mais sans aucune urgence, vers l’euro numérique central de détail, nous avions suggéré, à l’instar du plan de passage à l’euro en 1999/2002, de commencer par un euro numérique central de gros, sur lequel il y a des besoins, notamment pour le règlement de transactions sur actifs numériques, et sur lequel il y a une nécessité : celle de disposer d’une monnaie opposable à d’autres monnaies numériques de banques centrales pour les transactions internationales, et dont les expérimentations conduites par  la Banque de France ont démontré la nécessité et la faisabilité, notamment par recours aux Blockchains. Et sur lequel il y a un consensus, y compris avec les banques. Mais si cette question de l’euro numérique central de gros a enfin été prise en compte au plan européen avec la création d’un groupe de contact par la BCE, elle est loin d’être au centre de ses réflexions actuelles et de ses priorités. Là encore on met la charrue avant les bœufs.

Alors, si nous devons aller à l’euro numérique central de détail, au moins que ce projet prenne en compte certaines de nos remarques pour en améliorer la faisabilité et l’acceptabilité par le marché, voire apporte l’innovation. Là encore, nous avons formulé  des remarques  notamment sur les « waterfalls » et « reverse waterfalls », qui nous paraissent des constructions « abracadabrantesques », ou sur le seuil financier des transactions, qui ne doit pas pouvoir excéder des achats courants et qui doit rester dans la main du législateur, ou bien sur les transactions off line, qui ne doivent pas faire l’objet in fine d’une centralisation, ou encore sur le Wallet, qui doit rester dans la main des seuls opérateurs du marché, et sur l’identité numérique qui ne devrait relever que d’une European Payments Identity gérée exclusivement par le marché… Sur ce dernier sujet, la Commission européenne, le CEPD et la CNIL sont et seront vigilants sur le recours à des identifiants qui feraient un lien trop net entre identifiant public et identifiant numérique, ne relèveraient pas des colégislateurs ou du marché et ne dépendraient que des choix de la BCE. Le projet de règlement n’impose-t-il pas déjà une compatibilité des identifiants numériques avec ceux prévus à la future Directive eIDAS2 ? Et le grand public sera défiant à l’égard d’un identifiant qui ne serait pas créé et géré par les acteurs du marché.

Et enfin nous avons proposé un phasage du projet euro numérique qui laisse du temps au projet EPI et aux acteurs du marché pour préparer réellement une ère « digitale » avec l’émission de « deposits tokens » et la création d’un nouveau rail de cryptopaiements. Un projet d’euro numérique central de détail ne devrait pas viser le court terme (l’horizon 2026 voire 2027 parfois évoqué par la BCE) mais le long terme avec une préparation minutieuse encadrée par les législateurs.

Mais nous ne semblons pas avoir été entendus depuis près de deux ans. Nous avons proposé de fonder la stratégie européenne dans les paiements sur une synergie entre le marché, les législateurs et les banques centrales, car sans cette synergie, l’Europe n’aura pas les moyens de défendre sa souveraineté, ou au moins, son autonomie stratégique ouverte. Entre le marché et les législateurs, on ne peut nier de très nombreux progrès notamment avec le « paquet législatif » de la Commission européenne publié fin juin, qui montre qu’une convergence certaine se développe, même si de nombreuses questions comme sur les règles de concurrence en Europe sont encore à clarifier. Alors qu’entre le marché et les Banques centrales, voire entre la Commission et les Banques centrales, la convergence initiale, qui était importante depuis le lancement de l’euro, notamment au sein de l’ERPB, semble laisser progressivement place à une forme de défiance, voire à une future concurrence frontale

La question ne concerne pas les autres missions de la BCE, comme la fonction de coordination des paiements qui a permis de nombreuses avancées comme sur l’authentification forte (via le Secure Pay Forum), reprise ensuite par la DSP2 et l’EBA, ou sur le paiement instantané (via l’Euro Retail Payment Board, ERPB) ni les fonctions de supervision du bon fonctionnement et de la sécurité des paiements, elles-mêmes issues du Traité de Maastricht et qui sont incontestées. La question ne concerne pas non plus la distribution des services de paiements laissée naturellement aux PSPs, du fait notamment de la charge incontournable du KYC. La question concerne plutôt la volonté affirmée de transformer la BCE et l’Eurosystème en un opérateur central de production de paiements de détail, gérant jusqu’à 1 milliard de transactions par jour (pour reprendre un chiffre cité par Fabio Panetta lors d’une de ses auditions au Parlement européen), au lieu de laisser cette tâche aux PSP.

De l’autre côté de la Manche, on notera le discours du gouverneur de la Banque d’Angleterre [9] qui, tout en indiquant qu’il y a probablement besoin d’une MNBC, la « digital pound », souligne que cette monnaie numérique ne doit pas être que centrale, donc ne doit pas venir que de la banque centrale, et encourage les banques à développer des monnaies numériques commerciales [10].

On notera en ce sens la position réfléchie de la Banque de France pour commencer par une MNBC de gros, et sa proposition innovante de « Full-DLT interoperability solution » qui nous paraît bien préférable aux solutions surannées proposées par la Bundesbank (« Trigger solution ») ou la Banca d’Italia (« TIPS hash-link solution »). Et on notera aussi le discours prononcé par François Villeroy de Galhau  lors de la conférence organisée par la Banque de France le 3  octobre sur les expérimentations de MNBC de gros [11], appelant les banques à s’engager dans l’émission de jetons représentatifs de leurs dépôts : « I invite European commercial banks to take ownership of « tokenised deposits » and experiment with its implementation. European players cannot lag behind: on the one hand, remaining spectator of the surge of stablecoins issued by Bigtechs, none of which are European; on the other hand, not investigating the front of tokenized deposits, where American and Asian banks seem to be innovative faster. Private tokenized money providers could complement a wholesale CBDC; such a framework would replicate the two-tier monetary system, thereby ensuring a key role for commercial banks in the tokenised world.”  Et d’ajouter “It is in the interest of both European commercial banks and the public sector to work together towards a tokenized European framework. On the public side, this means advancing on the front of a wholesale CBDC…. Commercial banks and other financial actors will have a key role in the success of the exploratory work of the Eurosystem”

On notera enfin la position mesurée appelant à une concertation approfondie entre les acteurs du marché et les banques centrales, pour que l’euro numérique de détail soit un moyen pour que des projets comme EPI puisse être mis en œuvre et accepté dans toute la zone euro, comme l’avait évoqué Erick LACOURREGE [12]. Encore faut-il donner à ce projet EPI les moyens et le temps de sa réussite.

Mais qui est entendu aujourd’hui ?

Rien ne sert de courir… dit la fable et l’adage. Et ici l’enjeu est majeur. Il faut que les colégislateurs demandent à la BCE de revoir leur copie en profondeur, et d’élaborer un scénario crédible en commençant par l’euro numérique central de gros, et de prendre le temps de créer un consensus sur le détail, et d’associer les banques à cette émission, et il faut que les banques commerciales s’engagent davantage, comme certaines l’ont déjà fait ou s’apprête à le faire, dans l’émission de Deposits tokens ou d’autres actifs numériques, voire directement de monnaies numériques commerciales. Et il faut, de plus, que les colégislateurs gardent la main sur une décision, certes inéluctable mais peut-être trop anticipée, jusqu’à l’obtention d’un consensus général en Europe. Comme cela avait été le cas pour le passage à l’euro.

Nos amis des Banques centrales doivent comprendre que pour qu’une synergie fonctionne, il faut qu’il y ait une compréhension réciproque et donc il faut que chacun reste à sa place, et qu’il est difficile pour les PSP d’admettre que les banques centrales puissent être à la fois régulateurs et opérateurs dans le monde des paiements de détail. Et nos amis des banques commerciales doivent s’engager plus activement dans les monnaies numériques et les actifs tokenisés, pour que l’euro numérique soit à la fois central et commercial. Et il faut rechercher les formes d’une coopération et d’une complémentarité entre le secteur public et le marché.

Certes, s’il est adopté, l’euro numérique central de détail aurait force de loi et s’imposerait à tous, et tous se plieront de gré ou de force, à cette décision. Mais sans consensus, aucun des projets européens ne pourra aboutir, en tous cas à court terme, et en l’état des réflexions, l’Europe perdra tout espoir de contenir les acteurs internationaux et de disposer au moins d’une autonomie stratégique ouverte, à défaut d’une souveraineté dans les paiements. Dans ce cas, FRANCE PAYMENTS FORUM fera tout son possible pour faire réussir parallèlement ces deux projets, EPI et l’euro numérique, et en essayant de suggérer des synergies entre banquiers centraux et commerciaux, notamment sur les identifiants numériques et sur l’émission d’un réel euro numérique de détail, à la fois par les banques centrales et commerciales, en consolidant l’équilibre actuel entre monnaie commerciale scripturale et monnaie centrale fiduciaire dans les paiements.


[1] Cf. Article Les limites du projet de DSP 3 face aux nouveaux défis (revue-banque.fr) Corina Fontaine-Hervé Sitruk

[2] Bâtir l’avenir numérique de l’Europe : vers un euro numérique (europa.eu)

[3] Audition de Christine Lagarde par le Comité des affaires économiques et monétaires du Parlement européen le 25 septembre 2023.

[4] Cf. Le Parlement européen sceptique quant à l’euro numérique – EURACTIV.fr

[5] Cf. Question de M Gunnar Beck, lors de l’audition de Christine  Lagarde par le Parlement européen, 25 septembre 2023

[6] Eurogroupe – Consilium (europa.eu) 15 juin 2023

[7] Cf. article de Rachel Cotte dans Les Échos du 19 septembre L’euro numérique divise les banques européennes | Les Echos

[8] Cf. Newsletter Chap. Dossiers européens 3.1 – Réponses à la consultation de la Commission européenne

[9] New prospects for money – speech by Andrew Bailey | Bank of England

[10] “We want to encourage more thinking and action in the world of enhanced digital bank deposits – sometimes call tokenised deposits”.

[11] Wholesale CBDC: as decisive as Retail CBDC, and actively experimenting | Banque de France (banque-france.fr)

[12] Rencontre France PAYMENTS FORUM Juin 2023