Hervé SITRUK, Président, FRANCE PAYMENTS FORUM

FRANCE PAYMENTS FORUM a réussi son premier PAY TECH DAY et va mettre en ligne et diffuser les vidéos et tables rondes… Ce nouveau type d’évènement, que FRANCE PAYMENTS FORUM tentera de reproduire dans les prochaines années, vise à mettre en valeur une partie de l’expertise de nos membres dans de nombreux domaines des paiements. Et elle constitue une réponse aux détracteurs permanents des paiements français et européens. Ceux qui n’hésitent pas à écrire : “Je doute que la France joue un rôle quelconque dans cette partie du futur paysage des paiements. Les nombreux experts politiques ne peuvent compenser le manque quasi total de technologues.”

Mais quel est donc l’état des paiements européens en ce printemps 2023, après une année de bouleversements géostratégiques et économiques, et à la veille de plusieurs règlements européens majeurs concernant l’IP, le virement SEPA instantané[1], la future DSP3, l’identité numérique, et l’euro numérique ?

En ce début de printemps, nous présenteront d’abord notre analyse sur trois grands domaines :

  • Le déploiement de l’IP, tant en interne du marché européen qu’au plan transfrontalier et international ;
  • La résistance de la carte bancaire au plan mondial et même la poursuite de sa croissance, malgré tous ceux qui en prédisent sa mort prochaine ;
  • Et l’incroyable « recovery » comme diraient nos amis anglais, des cryptopaiements malgré une année de chute vertigineuse des cours, un amoncellement de faillites et des réglementations tous azimuts visant à en encadrer les usages, voire un « bashing » anti-crypto très européen, alors que partout au plan mondial, leur adoption s’accélère…

Et nous centrerons en dernier notre propos sur les perspectives de l’identité numérique européenne et de la signature électronique, et sur les monnaies digitales de banques centrales, dont l’euro numérique, avec pour objectif de clarifier les choix à venir et de maîtriser les processus décisionnels …

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  1. L’Instant Payment (IP)

Le PAY TECH DAY l’a montré : la nouvelle coqueluche des paiements c’est l’IP qui se déploie partout au plan mondial, et l’Europe n’est pas en reste, en s’appuyant sur le scheme fédérateur de l’EPC. Mais l’Europe paie toujours la fragmentation de son marché. Et malgré l’engouement des banques et des PSP, cela ne prend pas assez vite et assez fort aux yeux des pouvoirs publics européens. L’IP représente déjà en moyenne 15% des virements SEPA soit de l’ordre de 3% de tous les paiements. Pourtant, peu d’instrument de paiement ont démarré aussi vite…

Nous avons déjà fait l’analyse des causes des difficultés rencontrées, qui sont essentiellement liées à un scheme IP essentiellement fonctionnel, mais manquant pour le moment de nombreux atouts. La Commission européenne a cependant beaucoup investi au plan politique sur ce nouvel instrument de paiement, soutenue en cela par l’Eurosystème et les pouvoirs publics nationaux, à la fois pour faire de l’Europe un marché moderne et leader au plan mondial dans les paiements, pour disposer d’un instrument pan-européen adopté massivement dans tous les pays européens et pour parfaire l’intégration du marché unique, et enfin pour faire pièce aux cartes de paiement des schemes cartes internationaux[2].

Ceux-ci ont fait main basse sur les paiements transfrontaliers par carte au sein de la zone SEPA, et le blocage du volet « carte » de l’initiative EPI dans certains pays européens, qu’ils ont parfois accompagné, suscité ou encouragé, les aide à maintenir cette suprématie, ce qui pourrait à terme mettre en cause la souveraineté européenne. Ils ont aussi fait main basse sur une part non négligeable des paiements en ligne en monopolisant de nombreux sites marchands, y compris français, et écartant les schemes domestiques, y compris sur des sites de compagnies nationales, pourtant aidés par les Etats européens, notamment en France, et ils tentent désormais de conquérir les marchés des paiements domestiques européens de face à face, y compris en France, tentative qui appelle une réaction vigoureuse des banques européennes, et notamment françaises.

Dès lors, la Commission européenne essaye de casser, avec cette nouvelle réglementation, la suprématie des ICS, qui est perçue comme un « carcan », qui freine le déploiement de l’IP et maintient la carte bancaire européenne sous leur joug, d’autant qu’elle représente plus de la moitié des paiements scripturaux européens. Et la Commission pense que le meilleur moyen réside dans une compétition inégale entre instruments de paiement, en proposant l’alignement des conditions tarifaires de l’IP sur celles des virements SEPA standard sur les marchés domestiques et en exigeant que tous les PSP européens acceptent l’IP en réception et le proposent en émission.

Mais cette approche est un rasoir à deux lames, qui coupe d’abord dans les principes fondamentaux des paiements et remet en cause le libre arbitrage des acteurs économiques et le level playing field entre les divers instruments de paiement, avant de réellement ouvrir le chemin au développement de l’IP.

Comme déjà évoqué, pour que l’IP se développe, il faut que son scheme soit complété pour couvrir toutes les facettes d’un instrument de paiement moderne, notamment au plan sécuritaire. Et la question de la « Confirmation of payee »[3] montre que ce n’est déjà pas le cas. Mais, régler ce point ou donner un avantage économique ou juridique à l’IP par la loi, ne suffira pas. Le GT RED[4] de FRANCE PAYMENTS FORUM publiera prochainement un document de position sur le sujet qui proposera une approche pour parfaire cet instrument de paiement. Et le GT Signature électronique des paiements de détail tracera quelques voies pour la sécurisation des transactions de paiement réalisées par un IP.

L’autre voie du développement de l’IP concerne les transactions de paiement internationales et SWIFT en a fait un axe majeur de sa stratégie, comme rappelé par Marianne Demarchi lors du Pay Tech Day. Et SWIFT tente d’en faire l’instrument de mise en relation des marchés domestiques internationaux, et de faire une brillante démonstration de son efficacité, notamment avec le projet IXB mené avec l’ABE-clearing, The Clearing House américaine et quelques banques européennes et américaines.

L’IP a ainsi démontré certains de ses atouts, et peut constituer un vecteur majeur de développement des paiements au plan européen et mondial, mais pour être concurrentiel il doit compléter ses atouts, notamment au plan sécuritaire, marketing….

Et EPI pourrait être le vecteur de ces évolutions, en devenant le scheme marketing et industriel de l’IP au plan européen, et comme EPI, nous encourageons “the European Parliament and the Council to rapidly adopt this new regulation, sending a signal to the market that delivering the best of instant payments to European citizens is a worthwhile investment, and that a viable business model will be granted for the developing solutions”.[5]

Et boosté par la relance d’EPI et le futur règlement européen, l’IP devrait trouver une nouvelle dynamique… Ce pourrait être une première fusée d’un nouveau printemps européen des paiements.

  1. La carte bancaire

L’autre sujet important concerne la poursuite de la croissance de la carte bancaire en Europe. Cette croissance est portée depuis près de 40 ans par plusieurs atouts : d’abord un scheme complet avec la garantie bancaire, des facettes marketing, sécuritaires, économique, son ouverture internationale et divers services à valeur ajoutée… Mais aussi, et plus récemment, la dynamique liée au paiement sans contact, sans oublier les multiples perfectionnements que le Groupement des Cartes Bancaires CB[6] et les ICS lui ont apportés depuis de nombreuses années. Comme dernièrement avec le lancement par CB d’un service de Mise à jour des Données Cartes CB (MDC), le développement de la tokenisation, et comme le nouveau service que préparent les ICS avec le « Click to pay », basé sur les spécifications EMV, et déjà adopté dans plusieurs pays, service qui fera l’objet d’un déploiement massif en Europe, dès cette année.

La carte bancaire apparait dès lors comme un instrument mature, résilient et sécurisé, et reste l’instrument de paiement le plus pratique pour les paiements de face à face, surtout en sans contact, et, pour le moment, pour les paiements en ligne, même si c’est, dans ce dernier cas, le domaine favori de la fraude aux paiements.

Ses atouts pourraient être renforcés pour les paiements en ligne, sur les sites marchands, si ceux-ci s’engageaient à offrir systématiquement le choix pour le paiement de certains schemes cartes domestiques européens, au moins parmi les plus puissants d’entre eux, comme le scheme CB français, aux côtés des schemes cartes internationaux.

Pour lutter contre la fraude en ligne, il serait également bon d’envisager une réflexion sur les apports et limites du SCA, et sur l’intérêt d’un renforcement de la sécurité des transactions, par exemple par un chiffrement des transactions sur mobile. Les conditions économiques et techniques ont fortement évolué depuis 20 ans, les coûts sont devenus tout à fait abordables, et cette question doit être mise en face du montant de la fraude en ligne, et ne devrait plus être tabou. C’est ce sujet de la fraude en ligne qui est toujours mis en épingle par ceux qui souhaitent remettre en cause la place de la carte bancaire dans les paiements en Europe, arguant que c’est un instrument inadapté à une Europe des paiements numérique, alors que la dématérialisation de la carte bancaire est déjà une réalité depuis de nombreuses années. La carte bancaire qui est déjà cinquantenaire en France, garde une dynamique que d’autres instruments lui envient.

Reste la question d’un scheme carte européen. Question qui a été posée à Philippe Laulanie, Directeur général du Groupement CB, lors du PAY TECH DAY, et à laquelle il n’a pas fourni de perspectives de relance à court terme, même s’il a laissé ouverte la possibilité d’interconnexions bilatérales avec d’autres acteurs européens, avec notamment la volonté, de continuer à pousser le standard CPace[7], comme le faisait EPI. Certes après l’abandon du volet « cartes » d’EPI, la probabilité à court terme d’un tel scheme se réduit fortement.

Et il faut déjà attendre avec patience l’annonce des nouveaux membres de l’initiative EPI, sujet à l’accord préalable de leurs banques centrales. Martina Weimert nous a dit lors de la plénière de FRANCE PAYMENTS FORUM du 23 mars que cette annonce serait prochaine[8].

Mais, le choix d’avoir donné pour les prochains Jeux Olympiques à Paris, le monopole des paiements par carte autour des lieux sportifs à Visa International, sans offrir en parallèle l’opportunité d’un paiement par carte CB, est très mal perçu et pourrait faire perdre plusieurs points de croissance à la carte française, au lieu de la booster. Il est vrai qu’il n’y a pas d’autre scheme carte européen, ayant une vocation internationale, contrairement aux Etats-Unis, à la Chine, l’Inde, le Japon et bien d’autres… et que cela ne peut continuer ainsi.

Dès lors, à moyen terme, ce sujet du scheme carte européen doit rester d’actualité, dès lors que plus de 50% des paiements assurés en Europe le sont par des transactions par carte. Et si le Groupement CB ne veut pas s’exprimer sur le sujet, notamment pour ne pas gêner la relance d’EPI, tout le monde sait bien que la carte bancaire n’est pas morte, et ne le sera pas, en tous cas, avant de très nombreuses années, et comme le Phénix, pourrait renaître de ses cendres sous sa forme digitale au plan européen. Et FRANCE PAYMENTS FORUM va engager une réflexion sur les solutions et approches permettant de relancer un projet de scheme carte européen, pour que la carte bancaire puisse également bénéficier d’une nouvelle dynamique au plan européen, et contribuer efficacement au printemps européen des paiements.

  1. Les cryptopaiements

Enfin, il faut parler des cryptopaiements. Qui aurait pensé après la chute des cours des principaux cryptoactifs, que ceux-ci se relèveraient et atteindraient des sommets plus vus depuis juillet 2022, et que les actifs numériques redeviendraient les actifs phares des investisseurs en 2023. Et qui aurait pensé qu’avec l’explosion du nombre des fraudes, blanchiments et autres « arnaques à la Ponzi » qui ont fait les délices de la presse, les investisseurs pourraient conserver leur confiance dans la DeFi… ? Et qui aurait pensé qu’avec la faillite FTX, et celles des autres sociétés impliquées sur ce marché qui ont suivi, les cryptoactifs retrouveraient une dynamique ? Et les dernières faillites de la Silvergate Bank, puis celles de la Silicon Valley Bank et de la Signature Bank, ne devraient pas remettre en cause cette nouvelle dynamique.

Et d’ailleurs, qui aurait anticipé que ce seraient des acteurs classiques du paiement et des marchés, avec en premier lieu JP Morgan aux États-Unis et HSBC au Royaume-Uni, qui se porteraient au secours de ce marché et de ces banques ? JP morgan a d’ailleurs déclaré : « the “general unwillingness of traditional banks to engage with crypto companies following the FTX collapse and given high regulatory pressures » « will be challenging for the crypto industry ».  Et qui aurait pensé que les grands ICS poursuivraient leur stratégie de double rail, pour assurer aux détenteurs de cryptoactifs les moyens de les dépenser, en douceur, avec leur carte bancaire, sans les vendre, voire d’ouvrir directement des comptes virtuels, sans avoir à ouvrir de comptes bancaires… ? Et qui aurait pensé que des banques commerciales à travers le monde, lanceraient à leur tour et aussi vite leur monnaie numérique, suivant en cela l’exemple de JP Morgan, comme on le voit notamment en Australie, avec les monnaies digitales des deux plus grandes banques locales, l’ANZ et la NAB.

L’autre volet est la poursuite de la dynamique technique et business autour des monnaies numériques, du Web 3, du Métavers et des blockchains. Alors que les critiques fusent sur la pertinence de l’utilisation des blockchains, notamment en support des monnaies numériques de banque centrale, les progrès fonctionnels et techniques se poursuivent, et les projets se multiplient au plan mondial : la persistance de la confiance dans les atouts des blockchains et de la DeFi, conduisent à des projets tous azimuts au plan mondial, et rien n’est finalement venu entraver cette prolifération. Le marché des cryptos retrouve une nouvelle jeunesse, et plusieurs éditorialistes évoquent « le nouveau printemps des cryptopaiements ». et comme l’a dernièrement écrit Hubert de Vauplane : « il faut se projeter au-delà de la crise actuelle et considérer que l’usage des stablecoins – ceux existants ou d’autres – va continuer de progresser; C’est ma conviction du fait du rôle incontournable des stablecoins dans une partie de l’économie numérique, à défaut de CBDC / MNBC[9]. » Et c’est la nôtre aussi.

Tout cela va très vite, de nombreux progrès fonctionnels et techniques pourraient rapidement apparaitre, et certaines difficultés techniques actuelles pourraient rapidement trouver des réponses.  La vitesse de ces nouveaux développements et des progrès fonctionnels et techniques, et le nombre impressionnant des diverses initiatives, laissent espérer une rapide maturité à ces technologies. Et faire l’impasse, à court terme, sur les blockchains pour les monnaies numériques, notamment de banques centrales, pourrait rapidement apparaitre comme étant des fautes stratégiques majeures. Faire l’impasse sur le développement de monnaies numériques commerciales pour les banques apparait également comme un choix de courte vue, face aux stratégies des ICS, des initiatives bancaires à travers le monde, et aussi non bancaires.

Certes, le développement du marché des actifs numériques et des cryptopaiements en Europe supporte le contrecoup de toutes les mauvaises nouvelles précitées, largement relayées et parfois injustement par les médias. À cela, s’ajoute pour les acteurs impliqués sur ce marché, le poids réel de la nouvelle règlementation européenne MiCA, qui devrait être prochainement promulguée, tout à fait nécessaire, mais malgré tout contraignante, alors que jusqu’à présent un simple enregistrement suffisait pour les PSAN, même si les co-législateurs européens ont veillé à élaborer une règlementation équilibrée. Cette nouvelle règlementation s’ajoute à la règlementation nationale antérieure, qui a, en conséquence, fait l’objet d’un toilettage, et d’un compromis entre le Sénat et l’Assemblée nationale, durcissant, conformément à MiCA, les conditions d’enregistrement, pour imposer à terme, un agrément des PSAN par les autorités nationales compétentes. Par ailleurs, divers freins subsistent au développement du marché des cryptopaiements, notamment pour le financement des jeunes pousses, malgré le nouveau fonds européen de 3,75 milliards d’euros créé au plan européen pour aider au financement des start-up les plus avancées. Il faut relancer cette dynamique et lever les freins, pour que les cryptopaiements puissent à leur tour participer au printemps européen des paiements.

FRANCE PAYMENTS FORUM va organiser le 13 avril prochain une matinée de Rencontre digitale pour évoquer le développement international des cryptopaiements et des monnaies digitales, répondre au « bashing » si ce n’est injustifié, du moins exagéré, qui se propage en Europe et dans le monde, et pour évoquer les difficultés rencontrées pour le développement du marché européen des cryptopaiements et les voies de solution.

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Deux autres sujets, qui font l’objet de développement de travaux à FPF, doivent être examinés avec attention. Il s’agit des perspectives de l’identité numérique européenne et de la signature électronique, et des monnaies digitales de banques centrales dont l’euro numérique.

  1. Les perspectives de l’identité numérique européenne et de la signature électronique

À la fin des années 1990, le parlement européen a adopté la Directive sur la signature électronique, puis 15 ans après, en 2014, la première directive eIDAS, et le Parlement européen vient d’adopter le 16 mars dernier le projet de révision de la directive, dénommé eIDAS2.

Cette directive a « mis en place un schéma d’interopérabilité et de reconnaissance mutuelle des identités numériques des Etats membres de l’Union européenne ainsi qu’un régime unifié des Services de confiance, dont la signature et les cachets numériques »[10] , « afin de promouvoir le développement d’un marché de la confiance numérique »[11] [12].

Ce sujet est complexe car il couvre d’abord la diversité des solutions paneuropéennes, donc d’un marché par nature fragmenté, mais aussi des domaines fonctionnels très divers, de l’identité numérique « citoyenne » aux identités de secteurs professionnels qui ont des exigences par nature très différentes. Mais, ce projet est majeur car d’une part son objectif industriel est central pour l’économie numérique, mais, de plus, il est incontournable par son ambition technique et juridique.

Les travaux des divers GT de FRANCE PAYMENTS FORUM et de certains de ses membres, experts du sujet, ont permis de faire un point sur le bilan eIDAS1 et les ambitions de eIDAS2. « En résumé, si le règlement eIDAS 1 n’a eu de fait qu’un impact limité sur les paiements en Europe – sans surprise car il n’a pas été construit dans cette optique – il en ira sans doute différemment de sa deuxième itération, pour autant toutefois que les choix techniques en cours de discussion dans le cadre des travaux du eIDAS Expert Group accompagnent positivement les cas d’usage des paiements numériques en cours de préparation ». Et, la révision de la directive pose le principe que « les wallets d’identité numérique devront être acceptés par les fournisseurs de services clés, et notamment les prestataires de services financiers »[13].

Les banques européennes ont pourtant demandé à être exemptées de l’application de cette directive, devant la complexité de sa mise en œuvre et la spécificité des exigences dans le domaine des paiements.

Cependant, pour le secteur bancaire et financier, et notamment pour le secteur des activités de paiement, cette question de l’identité numérique va devenir centrale dans les prochaines années, pour le développement de services numériques paneuropéens, et notamment pour l’euro numérique, et pour contrer les identités numériques privées des grands acteurs du numérique au plan mondial, aux premiers rangs desquels on trouve les GAFAs, BATX et autres ICS, …  qui auront un objectif de fermeture du marché.

De plus, si la sécurité des transactions de paiement a pu bénéficier d’avancées majeures dans le passé avec notamment d’un côté la carte à puce, pour les paiements de face à face, et de l’autre, l’authentification forte, pour les paiements en ligne, toujours indispensables et pour longtemps encore, nous arrivons probablement à un moment où il faudra songer à un saut qualitatif, au moins à court terme pour certaines transactions, notamment B2B, ou certains types de paiement numériques.

Certes les acteurs des services en ligne se sont toujours opposés aux solutions de sécurisation forte pour ne pas accroître les frictions dans la chaîne des paiements, et, en conséquence, le taux d’attrition de la clientèle. Mais, nous sommes devant un risque d’accroissement majeur de la fraude à moyen et long terme avec les nouvelles technologies qui arrivent sur le marché, Intelligence artificielle et Quantique notamment, et il faut envisager, comme au début des années 90, d’accroître le coût de la fraude pour les fraudeurs et en réduire le poids pour les PSP. Sans en espérer d’autres gains, car, comme on disait au moment du lancement de la carte à puce, le gain de la solution ne couvrira juste que ses coûts, mais cela est plus moral. Et la certification d’acteurs, ou la signature électronique de transactions vont devenir progressivement incontournables, et en ce domaine, les coûts des solutions ont beaucoup baissé.

Trois principes devraient être institués en ce domaine :

  • D’abord l’exigence à moyen terme d’une identité numérique pour les paiements en Europe, et même d’une identité paneuropéenne pour les paiements, donc exploitable à moindre coût dans tout l’espace SEPA ; cette identité doit faire l’objet d’une ou plusieurs initiatives de la profession, au plan paneuropéen, voire d’une norme à l’EPC ;
  • Puis sa nécessaire référence indirecte, donc non bijective, avec l’identité numérique citoyenne ou sociale ;
  • Enfin, son indépendance en termes de plan de déploiement, avec tous les autres projets en ce domaine, pour ne pas obérer les chances de succès sur des projets aussi importants et complexes.

Ainsi, pour son projet d’euro numérique, l’Eurosystème a bien prévu d’avoir recours à une identité numérique pour toutes les « poches de liquidité » en euros numériques, mais en dissociant, au moins à court terme ce projet d’identification, avec les projets qui seront issus du projet eIDAS2.

Le choix d’une identité numérique européenne pour les paiements, une European Payments Identity, doit participer au printemps européen des paiements.

Les divers groupes de travail de FRANCE PAYMENTS FORUM, et principalement, le GT Perspectives, Innovations, et Fintechs d’une part, et le GT Signature des transactions de détail, d’autre part, vont poursuivre leurs travaux en vue d’élaborer des documents de position sur ces sujets, documents qui seront diffusés et présentés lors de Rencontres digitales ouvertes, dans les prochaines semaines et prochains mois.

  1. Les monnaies digitales centrales, dont l’euro numérique 

L’actualité de notre Newsletter le montre aisément, de mois en mois. Les monnaies digitales font partout dans le monde l’objet de très nombreux projets, principalement dans le monde des banques centrales, et progressivement dans le monde des banques commerciales.

Les projets de MNBC soulèvent de très nombreuses questions : à la fois techniques et sécuritaires, mais aussi politiques, économiques, tarifaires, et des questions juridiques de définition du cours légal, de confidentialité, de territorialité, …

Sans entrer ici dans tous ces sujets de façon détaillé, il faut bien identifier les grands débats, que nous allons regrouper autour de trois questions principales :

  • Qui a la charge de la définition de cette future nouvelle forme de monnaie, et donc de monnaie ?
  • Quels sont les objectifs de cette nouvelle monnaie et quels sont ses effets indésirables ?
  • Quels sont les grands choix fonctionnels et techniques qu’il convient d’effectuer pour cadrer cette future monnaie centrale ?

1 – Qui a la charge de la définition de cette future monnaie ?

D’abord rappelons que l’émission de la monnaie unique a été confié à la BCE et l’Eurosystème par le Traité de Maastricht, et que, comme pour les espèces, et comme pour la monnaie électronique, la forme de la monnaie est aussi importante que l’unité de compte. Car elle conditionne de très nombreux paramètres, y compris en termes de cours légal, de seigneuriage, de modalités d’acceptation…. Et comme pour la monnaie électronique, elle impose que la règlementation (Traité, Directive, ou Règlement européen), en définissent les principaux attributs et règles d’utilisation. C’est donc bien l’autorité politique qui décide de l’émission ou non d’une nouvelle monnaie de banque centrale en Europe et de ses principales caractéristiques.

C’est à ce titre que dans les années 2000, la Commission européenne s’était opposée au lancement d’une monnaie électronique par les banques centrales arguant que cela revenait au marché de lancer ces nouvelles formes de monnaie.

Avec le projet Libra et le développement des cryptoactifs, les choses ont changé, et ce sont les « politiques » qui ont demandé à la BCE et à l’Eurosystème de lancer une monnaie numérique pour faire pièce à ce qui était perçu comme des tentatives de déstabilisation monétaire, et de mise en cause de la souveraineté monétaire européenne.

Suite à cette demande, la BCE a engagé une phase d’investigation, qui doit se terminer à l’automne prochain, avec le lancement éventuel d’un projet de monnaie numérique. Christine Lagarde a bien rappelé dernièrement: «In the autumn, the ECB’s investigation phase will come to an end and the Governing Council will decide on the next steps. But let me be clear: that does not mean that we will then issue a digital euro.”

Et le Président de l’Eurogroupe a même tenu à préciser : le lancement d’un euro numérique « has quickly moved from being a possibility to a probability. And while a final decision on whether to launch won’t be made for several years, it’s increasingly looking like a case of not if but when ».

En fait, la phase dite d’investigation n’en est pas une, car l’Eurosystème a déjà fait certains choix, qu’il déclare être faits de façon quasi définitive. Et qui auraient été faits après consultation des colégislateurs[14] et des divers acteurs du marché. Ce qui laisse parfois pantois ces colégislateurs.

Du côté de la Commission Européenne et des colégislateurs, en effet, aucun choix définitif n’a, semble-t-il, été fait à ce jour, et même la question en débat est de savoir les choix qui leur reviennent et ce qui revient à l’Eurosystème.

Pour M. PANETTA, intervenant dernièrement devant le Comité des affaires économiques et monétaires du Parlement européen, ce rôle est centré sur quelques sujets règlementaires comme : la définition éventuelle du cours légal, les conditions du respect de la confidentialité, l’extraterritorialité ou non de cette nouvelle monnaie, et les obligations qui seraient fixées ou non aux « Supervised Intermediaries » en matière de distribution de cette nouvelle monnaie. Ce qui a beaucoup surpris, voire choqué, les parlementaires présents à ce Comité des affaires économiques et monétaires, car réduisant fortement leur rôle de colégislateurs.

Mme McGUINNESS, de son côté, a confirmé l’existence d’une concertation quasi quotidienne entre les équipes de la Commission et de la BCE, et que chacune des organisations a des responsabilités différentes, mais elle a rappelé que l’ensemble des décisions sur l’euro numérique relevaient des colégislateurs, la Banque Centrale ayant effectivement un domaine réservé particulier en matière de définition des conditions de la gestion des risques et de la sécurité de cette future monnaie.

De son côté, l’Eurogroupe a réaffirmé en janvier 2023[15] que ”the introduction of a digital euro as well as its main features and design choices requires political decisions that should be discussed and taken at the political level.” Et il a ajouté “Would require an appropriate legal basis, involving the European Parliament and the Council of the European Union based on a legislative proposal by the European Commission. ». Il a même insisté : “In order to be successful, a digital euro needs to be a common European and inclusive project, supported by the European public, and built on a solid democratic basis.

Mme LAGARDE a pris acte de cette volonté des colégislateurs de légiférer de façon large et ouverte, et conclu sur ce sujet en déclarant dernièrement que le lancement de l’euro numérique nécessitait “a dedicated decision” du Conseil des Gouverneurs de la BCE, “and only after the Parliament and the Council of the EU have adopted the legislative act”. Mais elle a souhaité que ces travaux aillent vite: «I am counting on this Parliament to swiftly start working on the legislative proposal which the European Commission intends to publish in a few months.”

Du côté des acteurs du marché, la BCE a indiqué qu’une concertation étroite avait lieu avec toutes les parties concernées, au sein de l’ERPB, qui constitue l’organe central de concertation, et d’autres instances. En effet, il y a eu diverses enquêtes et divers comités ont été créés, dont le Market Advisory Group (MAG) composé d’experts du marché et le nouveau comité chargé de définir le futur scheme. Mais, quels choix « définitifs » y ont été faits et avec l’accord de qui, est un point qui reste encore un peu obscur.

Et en France, il y a le CNMP, qui est une instance de Place, donc consultative par nature, dont le GTA porte notamment sur l’euro numérique. Mais, celui-ci n’est pas réellement une structure de concertation, car les travaux ne font l’objet d’aucun compte-rendu et on ne sait ce qui est fait des remarques qui sont faites au cours des diverses réunions. Le motif de cette absence de compte-rendu serait que c’est à l’ERPB que les discussions ont lieu, et que les acteurs français du monde des paiements, membres du CNMP, y sont déjà représentés par diverses associations européennes. Cela a beaucoup surpris les membres du GTA du CNMP.  Il reste donc à bien clarifier le processus de concertation et la prise en compte formelle de l’avis de chacun, notamment en France.

2 – Quels sont les objectifs de cette nouvelle forme de monnaie et quels sont ses effets indésirables ?

L’Eurogroupe a confirmé ses attentes nombreuses avec l’émission de l’euro numérique, notamment en termes de confidentialité, de stabilité financière, de cours légal, « the trade-offs with other policy objectives like countering terrorist financing and preventing money laundering, the possible business models of intermediaries, and any potential implications for the financial system »…  mais il a aussi insisté sur son rôle industriel : « catalysing innovation in the financial sector and complementarity with private solutions should be a priority. The digital euro ecosystem should leverage the strength and experience of public and private participants and build on European infrastructure. Whilst further work is needed on the precise allocation of competencies, we consider that supervised intermediaries could play an important role in the digital euro ecosystem”. Le Président de l’Eurogroupe a aussi réaffirmé que les « supervised intermediaries » évoqués par la BCE étaient « similar to the banks and payment service providers we have now ».

Ces objectifs semblent bien partagés par tous les colégislateurs.

Un autre objectif semble bien partagé par tous les colégislateurs : le souhait que l’euro numérique soit d’abord un instrument de paiement, et non un actif financier et un support d’épargne, pour éviter une désintermédiation des acteurs du marché…

3 – Quels sont les grands choix fonctionnels et techniques qu’il convient d’effectuer pour cadrer cette future monnaie centrale ?

Parmi les grands choix fonctionnels et techniques envisagés, plusieurs ont été réaffirmé dernièrement, notamment par l’Eurogroupe. Celui-ci a réaffirmé que: « The digital euro could be a building block of the future architecture for state-of-the-art payment solutions ». Il a ajouté: “A digital euro should be safe and resilient, ensure a high level of privacy, be easy and convenient to use and widely accessible to the public, including in terms of costs for end-users. Ministers also called for considering the environmental implications of the digital euro design.” Enfin, “The Eurogroup also supports the exploration of an offline functionality which would serve a wider range of use cases and also contribute to financial inclusion by facilitating the use by citizens in different scenarios.”.

Ainsi, les décisions qui peuvent sembler strictement techniques en première approche, comme celle relative à la solution technique sous-jacente, doivent répondre aux souhaits politiques des colégislateurs.

Sur ce point, il semble que l’Eurosystème a déjà fait le choix de ne pas souhaiter recourir à la technologie des Blockchains. C’est une question qui fait débat au plan mondial. Certains des projets de MNBC[16], comme le projet e-Yuan, ont démarré avec une technologie désormais éprouvée, celle qui sert depuis les années 2000 aux divers projets de monnaie électronique. Mais d’autres envisagent de lancer des MNBC s’appuyant sur des blockchains.

Partout, le débat sur ce sujet s’organise autour de trois questions récurrentes :

  • Quel est le futur pour les blockchains et la DeFi ?
  • Quelle est la compatibilité des blockchains avec des usages dans les paiements, notamment pour des paiements via des wallets off line ?
  • Quelle est la compatibilité de la DeFi avec les exigences de sécurité d’une monnaie centrale.

Ainsi, aux États-Unis, trois débats clés sont en cours :

  • Le premier sur la nécessité ou non de lancer une monnaie numérique
  • Le second sur le rôle du secteur privé dans la conception de la future monnaie numérique centrale ?
  • Le dernier sur la question de la confidentialité des données.

Comme l’indique, la partie « Actualité institutionnelle » de cette Newsletter, sur le premier et deuxième point, l’American Bankers Association a publié un Statement confirmant sa position selon laquelle « The risks of a U.S. CBDC outweigh any theoretical benefits » et appelant l’Administration à associer davantage le secteur privé aux travaux de conception de cette éventuelle future monnaie numérique en dollars.

Sur le dernier, l’American Civil and Liberties Union (ACLU)[17] a publié le 3 mars un document intitulé “Paths toward an acceptable public digital currency[18] qui examine un certain nombre de « design options » relatives à la protection des données (privacy) et à l’accessibilité d’un éventuel dollar numérique, « insist that any CBDC offer robust privacy protections » et il préconise le recours aux techniques cryptographiques : « We want a system that uses new and existing cryptographic techniques to make it, to the greatest extent possible, technologically impossible for the government (or any other party) to record ordinary transactions” et ajoute « As a result, there is absolutely no justification for a CBDC system not to make maximal use of all the latest and greatest privacy-protecting technologies”.

Et sur la question des paiements off line, la Bank of Canada a publié un rapport précisant que : «An offline central bank digital currency (CBDC) is a digital complement to bank notes », et il précise : « An offline CBDC offers users benefits such as enhanced resilience and better accessibility features. It could also preserve the privacy typically associated with offline payments”.

Ainsi, les débats sur les MNBC sont loin d’être stabilisés tant en Europe que dans le reste du monde ; et il est important de rester en phase avec les choix qui seront faits, notamment au sein de l’OCDE.

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Tous ces travaux et toutes ces réflexions montrent que l’Europe est engagée sur un chemin décisionnel majeur en matière de systèmes de paiement, et que les enjeux sont loin d’être uniquement techniques.  L’enjeu en est le futur de l’Europe des paiements. FRANCE PAYMENTS FORUM qui a mis en avant lors du PAY TECH DAY l’expertise française et européenne dans les paiements, veut favoriser un « Printemps européen des paiements ». Il va favoriser le développement de débats sur toutes ces questions stratégiques des nouveaux modes de paiement et du futur de la carte en Europe. Il faut en arriver à un débat ouvert, « démocratique », où tous les acteurs concernés, y compris les usagers et consommateurs européens ne découvrent pas au dernier moment, les caractéristiques de ce que l’on va leur proposer. La prochaine étape pour FRANCE PAYMENTS FORUM sera le 29 juin prochain, le lendemain de la proposition de la Commission européenne pour la révision de la Directive sur les Services de Paiement, avec une Rencontre essentielle autour de « l’Europe des Services de Paiement Numériques A l’heure de l’euro numérique, d’EPI 2, et de la DSP3 ». Mais j’aurai l’occasion d’y revenir dans les prochaines semaines.


[1]  En anglais Instant Payment ou IP, abréviation que nous utiliserons dans la suite de cet éditorial

[2] Que nous désignerons dans la suite de cet éditorial par le sigle ICS (International Card Scheme)

[3] La « Confirmation of Payee (CoP) » est un nouveau service lancé en 2019 au Royaume-Uni, visant à permettre au payeur de vérifier que le numéro de compte du destinataire d’un paiement est bien celui du réel bénéficiaire de ce paiement. Ce terme a été repris en Europe pour désigner cette problématique.

[4] Règles, Evolutions, Déploiements pour les Flux de paiement

[5] Cf. https://www.epicompany.eu/epi-company-broadens-its-support-to-the-proposed-legislation-on-instantpayments-in-alignment-with-the-european-commission/

[6] Que nous désignerons par le sigle CB dans la suite de cet éditorial.

[7] Cf. European Card Payment Cooperation – Home of the CPACE ecosystem in the payments industry

[8] Cf. Synthèse des présentations de la Plénière FPF du 23 mars

[9] Cf. Le dollar numérique et la stabilité de la suprématie américaine | Le Grand Continent

[10] Cf. Article de Stéphane MOUY, eIDAS 1, eIDAS 2 et paiements numériques – FRANCE PAYMENTS FORUM.

[11] Cf. Le règlement eIDAS | Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ssi.gouv.fr)

[12] Cf. Article de Eric CAPRIOLI et Stéphane AGOSTI Cadre juridique européen et national relatif à l’identité numérique – FRANCE PAYMENTS FORUM

[13] Cf. Article de Stéphane MOUY

[14] Rappelons que le terme de « colégislateurs » recouvre le Parlement et le Conseil, qui agissent sur un pied d’égalité, en vertu du traité de Lisbonne, et qu’une procédure règlementaire européenne débute toujours par une proposition législative de la Commission, et est finalement adoptée après un trilogue entre Commission, Parlement et Conseil européens. Cf. Vue d’ensemble | Procédure législative ordinaire | Procédure Législative Ordinaire | Parlement européen (europa.eu)

[15] Cf. Eurogroup statement on the digital euro project, 16 January 2023 – Consilium (europa.eu)

[16] Monnaie Numérique de Banque Centrale (MNBC) ou Central Bank Digital Currency (CBDC) en anglais

[17] « The ACLU dares to create a more perfect union — beyond one person, party, or side. Our mission is to realize this promise of the United States Constitution for all and expand the reach of its guarantees”  Cf. Home | American Civil Liberties Union (aclu.org)

[18] cbdc_white_paper_-_0882_0.pdf (aclu.org)