Hervé SITRUK, President, FRANCE PAYMENTS FORUM
A l’heure où la France engage sa réflexion sur son nouveau plan stratégique sur les paiements, il est important de replacer celle-ci dans l’évolution du cadre du marché européen des paiements, et ses scénarios d’évolution, pour mieux en mesurer les ambitions potentielles.
La question est double : comment faire de l’Europe un leader mondial dans les paiements numériques, souverain et compétitif ? Comment faire de la France dans l’Union européenne à la fois un exemple et un moteur de ce marché européen ?
L’Union européenne s’est dotée d’un plan stratégique en 2020 et s’est engagée dans l’adoption d’un nouveau cadre réglementaire avec le paquet publié par la Commission européenne en juin dernier, censé être stable à moyen terme pour favoriser les investissements industriels. Mais tous ces cadres réglementaires et stratégiques n’ont pas résolu la double question-clé, celle de la fragmentation et de la souveraineté du marché européen des paiements.
Pourtant le marché unique des paiements était l’ambition de la Commission dès le début des années 1990. Dès cette époque, la Commission européenne se plaignait auprès des banques de l’impossibilité de faire des retraits par carte partout en Europe du fait de la dichotomie du marché entre deux schemes cartes internationaux (ICS)non interopérables et de l’impossibilité de réaliser à bas coûts et avec des délais courts, des paiements dits alors « transfrontaliers ». Et elle recherchait la création d’un marché unique des paiements. Ayant été chargé en 1991 par l’AFB, l’ancêtre de la FBF, d’une étude sur les scénarios envisageables pour répondre à cette deuxième demande, j’en avais recensé plus d’une dizaine, dont aucun n’était satisfaisant. Et c’est là que le besoin d’une meilleure connaissance des systèmes de paiement en Europe s’est fait sentir. En 1993, j’ai été amené à conduire la première étude sur les systèmes de paiements en Europe auprès des 8 grands pays européens entourant la France, avec l’aide des 8 banques centrales. Et le résultat était accablant : l’Europe était un patchwork de systèmes de paiement, la France et l’Allemagne étaient en opposition de phase sur de nombreux critères. Et l’ECU, nom initial de la monnaie unique finalement appelée ensuite euro, n’y aurait rien changé.
En 1995, lors de la recherche d’un scénario européen pour le passage à l’euro, la Commission européenne était revenue à la charge sur son ambition d’une unification du marché des paiements. Mais pour assurer le succès du passage à la « monnaie unique », qui était alors contestée par certains au profit d’une « monnaie commune », cette ambition avait été écartée dans le scénario européen. Pour autant, la Commission n’avait pas abandonné ses objectifs et avait fait adopter dès la fin 1999 un règlement en vertu duquel les tarifs européens des retraits cartes seraient alignés sur les tarifs domestiques et en 2002, elle revenait à son ambition d’un espace unique de paiement européen, que les banques européennes se sont engagées à réaliser en lançant le projet SEPA (Single Euro Payments Area) et en créant l’EPC.
20 ans après, cette ambition reste inachevée et l’Europe fragmentée. Pourtant que de progrès réalisés au plan européen sur cet objectif, notamment grâce aux travaux de normalisation de l’EPC et à la création des schèmes SCT et SDD, et plus récemment du SCT Inst et du Request-To-Pay (RTP). Et la Commission a développé un cadre législatif complet, avec des règlements et des directives, jusqu’à sa dernière proposition de révision de la DSP 2. Et l’ambition a été jusqu’à l’adoption d’une stratégie européenne des paiements en 2020, une innovation majeure, et la recherche d’une souveraineté européenne dans le monde des paiements, ou tout au moins « l’autonomie stratégique ouverte ». Et la demande expresse faite aux banques de créer un nouvel acteur paneuropéen des paiements, ce qui a donné naissance à EPI, avec les succès et les difficultés que l’on sait…
Mais l’Europe des paiements reste fragmentée, avec un patchwork de systèmes de paiement domestiques et internationaux malgré les nombreux travaux et réflexions réalisés depuis 30 ans. C’est au mieux un CEPA (Common Euro Payments Area), à défaut d’un SEPA (Single Euro Payments Area), et la revanche de tous ceux qui, malgré l’adoption d’une monnaie unique, veulent garder la main sur leur marché domestique. Et toutes les tentatives de créer un marché unique des paiements se heurtent à une double résistance : résistance de certains États européens et résistance de certaines solutions nationales, incapables de dépasser leurs ambitions propres et de coopérer pour constituer quelques grands acteurs européens, comme on l’a malheureusement constaté avec l’abandon du volet « carte » du projet EPI.
Et l’Europe des paiements reste non souveraine, avec la domination des ICS et l’entrée prochaine d’acteurs non bancaires, GAFAs et BATX, sur le marché européen des paiements, qui va rendre celui-ci encore plus complexe et fragmenté, malgré les progrès techniques en matière d’interopérabilité et l’adoption de standards et règles communes.
Trois évolutions pourraient permettre de surmonter ces blocages, mais pas nécessairement pour constituer ce marché unique et souverain associant les banques centrales et l’industrie européenne des paiements, recherché depuis 30 ans.
Première évolution, l’adoption de l’euro numérique central de détail. Avec cette nouvelle monnaie numérique, les banques centrales européennes dament le pion aux banques, en réalisant un « full » : un espace unique de paiement avec une monnaie physique et une monnaie numérique uniques ayant cours légal, acceptée partout et sur tous les canaux, et couvrant toute l’Europe. Avec un instrument numérique unique, et un scheme unique pour toute l’Europe et toutes les transactions à distance, en plus de l’acceptation renforcée par une unification du « cours légal » de l’euro. Donc, en quelque sorte, un SCEPA (Single Central Euro Payments Area). Dans ce scénario les acteurs du marché, les PSPs et surtout les banques, seraient réduits à un rôle de distributeurs, toute la « production », c’est-à-dire toute la gestion des flux de paiement, y compris le règlement final, étant centralisée à la Banque centrale. Avec tous les risques opérationnels associés à la centralisation. Et cela conduira inexorablement à modifier la répartition actuelle entre monnaie commerciale et centrale, à la différence du scénario envisagé outre-manche, où la BoE recherche un partage de rôle dans l’émission d’un « digital pound » avec les banques, respectant l’équilibre actuel du marché des paiements au Royaume-Uni entre monnaie centrales et monnaies commerciales. Certes ce scénario européen est à cinq ans et offre cinq ans de répit à EPI pour s’imposer en Europe. Mais les banques centrales européennes sont décidées à disposer de cet outil pour s’imposer au plan international et sur le marché européen, et le règlement européen, quand il sera adopté, devrait leur laisser une grande part de décisions, y compris celle sur la date de ce lancement.
Deuxième évolution, l’entrée renforcée des acteurs internationaux sur le marché européen. Déjà, sans faire beaucoup de bruits, les ICS renforcent progressivement leurs positions sur les divers marchés européens de la carte, comme on l’a vu dernièrement aux Pays-Bas et comme on le verra sans doute en France au moment des jeux olympiques, malgré la mobilisation du Groupement des cartes Bancaires, et ils ont contribué à faire bloquer l’unification des schemes cartes domestiques sous la bannière d’EPI. Ces mêmes acteurs s’apprêtent à aller plus loin en s’appuyant sur divers événements de communication et diverses innovations technologiques. Mais cette entrée renforcée aurait un coût majeur pour tous les acteurs du marché. Le sursaut en France des banques et de certains grands commerçants autour de CB montre bien que cette évolution irait à l’encontre des intérêts français et européens. Et le projet EPI, notamment via le paiement instantané, sera une réponse pour préparer une première alternative à l’ambition des ICS.
L’autre menace est celle des XPay, ces solutions des BigTechs, qui visent à constituer des espaces de paiement internationaux privés, c’est à dire des bulles fermées, donc minimisant les échanges avec les autres bulles de paiements de leurs concurrents et avec les systèmes interbancaires. Tous les GAFAs veulent leurs propres solutions de paiement, à l’abri de leurs statuts d’opérateurs techniques, comme vient de l’annoncer X (ex-Twitter). Le choix des Autorités publiques européennes est donc entre leur appliquer le statut de PSP mais en leur offrant ainsi l’accès à tous les CSMs, selon la dernière proposition de révision de la directive des paiements de la Commission européenne, ou les considérer comme de simples opérateurs, mais en laissant une grande part de leurs risques et de leurs coûts sur les systèmes de paiement européens.
Troisième évolution, à plus long terme, la création d’un marché occidental des paiements, à défaut de marché mondial, sous couvert de baisse et de transparence des coûts des transactions internationales, via des mécanismes d’interopérabilité entre les systèmes de paiements internationaux ou régionaux. Cela ouvrirait le marché européen des paiements aux acteurs bancaires et non bancaires internationaux, au risque de mettre fin à l’ambition du SEPA. Certes, ce scénario est à long terme car il faudrait déjà disposer des canaux opérationnels, de conditions économiques compétitives avec les solutions européennes et de résultats efficients de lutte contre la fraude, à l’équivalent des solutions européennes. Mais en ce domaine des services de paiements, le coût n’est pas, et de loin, le seul choix des utilisateurs européen et du commerce. Et les progrès en matière d’interopérabilité, voire l’euro numérique central de détail, sans quelques précautions majeures et association des acteurs européens à son processus de production, pourraient constituer des chevaux de Troie.
Pour répondre à chacun de ces scénarios, il faut que la Stratégie européenne des paiements ne soit pas seulement celle de la Commission européenne, mais aussi celle des Banques centrales et de tous les Etats européens membres de l’Union Européenne, et ed tous les acteurs du marché des paiement en Europe. Et la France doit se montrer exemplaire en ce domaine.
Dès lors, le futur Plan stratégique français doit répondre à cette ambition sur deux volets :
Le premier volet concerne l’exemplarité. La France doit d’abord être un pays exemplaire en Europe sur la mise en œuvre des décisions européennes, y compris par la transposition rapide de la future DSP3, après son adoption, et l’application des règlements en cours d’adoption au plan européen, notamment sur l’Open banking, l’Instant Payment, voire l’euro numérique central de détail s’il était adopté par les colégislateurs européens. Sur l’euro numérique, une concertation approfondie et quelques aménagements spécifiques à la France (à défaut d’européennes) pourraient favoriser une plus grande implication des acteurs pour en assurer le succès dès l’origine.
La France doit aussi être exemplaire pour la mise en œuvre d’EPI comme elle l’a été dès l’origine par un soutien indéfectible à ce projet, dans toute sa dimension, ce que les banques françaises s’apprêtent à poursuivre.
Parallèlement, la France devrait améliorer ses dispositifs spécifiques nationaux et essayer d’avancer sur la réduction drastique de la part des chèques, cause principale de la fraude en France, ou le coût du retrait d’espèces par carte, par mise en commun de réseaux de DAB.
Enfin, la France pourrait s’inspirer des best practices européennes et, de façon plus générale, être à l’initiative en Europe.
En matière de best practices européennes, on peut citer le dispositif belge d’identité numérique ITSME. Comme l’a écrit un expert « ISTME, c’est un schéma d’identité numérique porté par les principales banques et opérateurs telecom belges, notifiée eIDAS au niveau élevé depuis plusieurs années et permettant de signer avec une signature électronique qualifiée. C’est aussi 6 millions de comptes, soit 60% de la population belge, contre 5% pour le schéma France Connect + (de niveau substantiel et non élevé). C’est enfin un schéma largement utilisé par les banques pour autoriser et sécuriser les paiements. Bref, la Belgique en est déjà là où la France rêverait d’être… ». Il faut s’en inspirer ou veiller à la création d’une solution directement paneuropéenne en ce domaine.
Enfin, la France pourrait être à l’initiative dans la lutte contre la fraude, par un saut qualitatif majeur de toute façon incontournable à moyen terme, ou dans la mise en œuvre de la facturation électronique et du RTP, voire dans la généralisation des APIs.
Le second volet concerne les initiatives européennes. Au-delà d’EPI, la France doit suggérer des évolutions majeures des réglementations européennes et d’autres initiatives qu’EPI. Nous sommes ici dans un plan jusqu’à 2030.
Les grands domaines d’avancée en matière de réglementation pourraient être en matière d’identité numérique européenne spécifique aux paiements, ce que nous nommons une European Payments Identity, de certification électronique des comptes ou pour faciliter une consolidation industrielle et bancaire européenne sur lesquels on a peu avancé en plus de 20 ans.
Mais la France se doit aussi de proposer, à côté d’EPI, de nouvelles solutions pan-européennes ou multi-pays, communautaires ou collectives, comme on disait dans le jargon interbancaire. Et même proposer la mise en avant de ses solutions nationales, ou le rapprochement avec d’autres solutions nationales.
Ainsi, la solution SEPAmail pourrait être rapprochée d’autres initiatives européennes pour constituer une messagerie universelle européenne dans les paiements.
Ainsi STET pourrait être l’une des grands opérateur multi-pays de chambres de compensation européennes, à côté de l’ABE-Clearing, en se rapprochant d’autres plateformes nationales ou d’autres communautés bancaires européennes, comme elle l’a fait avec la communauté interbancaire belge.
Et CB pourrait se rapprocher de divers schemes cartes domestiques européens pour constituer l’embryon d’un futur scheme cartes européen.
Le Plan stratégique français se doit donc d’être ambitieux pour soutenir la stratégie européenne. Car dans la lutte contre la montée en puissance des BigTechs internationales et des ICS, il faut que l’Europe dispose des moyens de se défendre. Pour le moment, le compte n’y est pas : l’Europe reste une zone de paiement fragmentée et complexe, et les seules réglementations européennes ne suffiront pas, ni l’euro numérique. L’espoir vient de l’exemple d’EPI qui poursuit sa route malgré l’adversité, et se prépare à entrer en phase opérationnelle. FRANCE PAYMENTS FORUM soutiendra EPI, et toutes les initiatives européennes allant dans le sens d’une plus grande intégration européenne dans les paiements, et œuvrera pour faire du projet d’euro numérique, s’il était lancé, un projet consensuel et gagnant-gagnant entre le secteur public et les acteurs commerciaux et industriels des paiements européens.