
Après des mois, voire des années, de débats sur l’euro numérique, où la priorité a d’abord porté sur les paiements de détail, au nom de la lutte contre l’omnipotence des Schèmes cartes internationaux, et donc de la Souveraineté européenne dans les paiements de détail, on a découvert une nouvelle menace, celle-ci plus grande encore et qui pourrait même être dévastatrice, puisqu’elle concerne la Souveraineté « monétaire » européenne : l’euro est désormais menacé par le développement des stablecoins en dollars, et un basculement de la monnaie dans la sphère privée. Et pour assurer cette souveraineté monétaire, on avait eu le sentiment en ce début d’automne de retrouver enfin la raison avec notamment le rappel par le Gouverneur de la Banque de France de la primauté de la monnaie numérique de gros sur la monnaie numérique de détail pour confirmer la place de la monnaie européenne.
Ainsi déclarait-il, dans un discours prononcé le 9 octobre dernier qu’entre les deux projets de l’Eurosystème, celui de fourniture d’une monnaie numérique « de gros », pour le marché interbancaire, et d’un euro numérique de détail, destiné au grand public, le premier devenait « une priorité forte ». « Le premier projet est moins connu et visible que le second, mais il est encore plus important »
Mais, dans la même intervention, il mettait en exergue un 3e objectif à côté de la Souveraineté monétaire européenne et de la Souveraineté des systèmes de paiement européen, à savoir : “Maintenir le rôle pivot de la monnaie centrale” dans les paiements.
Et que pour cela, il confirmait aussi le besoin d’un euro numérique (donc de détail), tout en laissant entendre que cet euro numérique “n’a pas vocation à couvrir tous les usages de l’économie » numérisée. Ce qui confirme l’objectif affiché par la Banque de France : à savoir « compléter les espèces et les moyens de paiement existants, sans les remplacer »
D’un autre côté, on avait également eu le sentiment de retrouver enfin la raison avec la stratégie réaliste et mobilisatrice proposée par Fernando NAVARRETE, Rapporteur auprès du Comité ÉCON du Parlement européen sur le package réglementaire de juin 2023 sur l’euro numérique. Dans un article publié à titre personnel début septembre dernier, il expliquait déjà que la priorité pour les paiements de détail résidait dans “a private-sector-led, pan-European payments solution based on commercial bank money and harmonized standards, with the ECB playing a central role in defining the common technical standards that ensure interoperability and resilience across the system”.
Certes, il n’écartait pas une place pour un euro numérique de détail, en précisant dans son Rapport au Parlement européen que ses propositions d’amendements « to the establishment of the digital euro are formulated to ensure that the offline digital euro is introduced to address the challenge of the digitalisation of the economy, while the online digital euro is made conditional upon the absence of a pan-European private sovereign retail payment solution », donc en centrant l’euro numérique en priorité sur les paiements off line, et en réservant les paiements numériques on line aux projets du marchés, sauf en cas d’échec de ces projets.
Et, il soulignait dans son Rapport l’importance d’une monnaie numérique centrale de gros tokenisée, « as the most effective means to modernise interbank settlement, enhance cross-border efficiency and strengthen monetary-policy transmission across the euro area ».
Fernando NAVARRETE résumait ainsi dans son article de septembre dernier sa vision en trois piliers :
- “A competitive, innovative, interoperable private-sector payment infrastructure mobilizing commercial bank money”
- “A targeted and privacy-preserving offline digital euro for resilience, inclusion”, qu’il déclarait par ailleurs “complement to cash, with strong potential to address accessibility
and continuity-of-service needs across the euro area”. - “A wholesale CBDC to support financial market integration, international competitiveness”, et il ajoutait “and the euro’s international standing”.
On avait donc le sentiment que ces deux orientations, respectivement (i) sur la priorité à donner à la monnaie numérique de gros pour le règlement de transactions dites wholesale et (ii) sur la primauté de solutions de paiement (donc de détail) pan européennes offertes par le marché, pouvaient enfin conduire au consensus en Europe.
Las, nous avons eu coup sur coup, fin octobre, deux positions opposées :
- D’un côté, celle de la BCE, qui « ouvre la nouvelle étape du projet d’euro numérique » en publiant un communiqué et un progress report centrés prioritairement sur l’euro numérique de détail.
- De l’autre le projet de rapport de Fernando NAVARRETE pour le Parlement européen, dans lequel il confirme pour l’essentiel la vision qu’il avait développée dans son article précité de début septembre en les formulant, cette fois, sous la forme de propositions d’amendements au projet de règlement de la Commission européenne de juin 2023.
Certes, les banquiers centraux se sentent confortés dans leur démarche par la déclaration nouvelle des chefs d’État et de gouvernement lors du Sommet de la zone euro (Euro Summit) du 23 octobre qui, à propos de l’euro numérique, soulignent que :
« Dans un monde de plus en plus numérique, l’euro numérique offre une occasion stratégique de soutenir un système de paiement européen compétitif et résilient, de contribuer à l’autonomie stratégique et à la sécurité économique de l’Europe et de renforcer le rôle international de l’euro. Nous nous félicitons des progrès accomplis récemment pour faire avancer le projet d’euro numérique et soulignons qu’il importe d’achever rapidement les travaux législatifs et d’accélérer d’autres étapes préparatoires ».
Et le Rapporteur du Parlement se sent de son côté conforté par l’incompréhension des consommateurs et des entreprises sur une solution ne répondant à aucun besoin, comme il l’avait exprimé dans son article précité (« Why are we discussing something citizens are not asking for ? ») et le rejet par le monde bancaire européen.
L’espérance d’une conclusion des débats, avec en perspective un consensus rapide au printemps prochain, semble donc s’éloigner fortement.
Et cela, alors qu’au plan international, d’une part de nombreux États ont mis en pause leurs projets de MNBC de détail au profit d’une MNBC de gros, certains comme les Etats-Unis ayant même interdit la MNBC de détail dans une démarche bipartisane. Et d’autre part, la situation des paiements évolue à grande vitesse sous l’effet de deux moteurs principaux :
- Le développement des solutions numériques avec notamment le déploiement des stablecoins qui imposent les DLT dans la Finance, conforté là encore par la politique américaine, qui renforce aussi considérablement le dollar par rapport aux autres devises,
- Les investissements considérables dans l’IA qui font craindre une grande crise de confiance et de l’emploi. Le PDG d’Amazon parle d’ailleurs de l’IA comme d’un changement technologique exceptionnel, de type « once in a lifetime ». Et les annonces de licenciements massifs pleuvent aux USA et vont se poursuivre… voire vont commencer en Europe. Les mois qui viennent en seront probablement témoins, et pourraient voir apparaître une crise sociale et de la confiance qui risque d’être sévère.
Face à ces ruptures, qui pourraient donner naissance à un nouveau monde dans les paiements et qui creusent l’écart entre les marchés européen et américain, voire asiatique, on aurait pu espérer que cela provoquerait un sursaut européen. Pourtant certains n’y voient en Europe que des turbulences, et l’Europe ne trouve pas le chemin de la mobilisation et donc du consensus. Et les décideurs de la BCE ont choisi de ne pas dévier de cap dans leur projet d’euro numérique, voire y ont trouvé de nouveaux arguments pour le maintenir.
Les réactions négatives du secteur bancaire européen à ces décisions de la BCE n’ont pas tardé à s’exprimer.
Dans une lettre ouverte adressée par EPI et ses 14 grandes banques européennes actionnaires, à divers responsables exécutifs et législatifs européens il est écrit :
« En tant que fervent soutien de l’ambition européenne d’atteindre l’autonomie stratégique dans le domaine des paiements, EPI suit avec beaucoup d’intérêt le projet d’euro numérique et a exploré plusieurs pistes de collaboration potentielles. Cependant d’importants défis subsistent, quant à sa capacité de répondre aux besoins urgents d’autonomie stratégique de l’Europe en matière de paiement du quotidien »
Et il ajoute en final
« Compte tenu de l’évolution rapide du secteur des paiements et de l’impératif de souveraineté européenne, nous appelons les colégislateurs européens à réexaminer la stratégie européenne en matière de paiements courants et interbancaires, en mettant l’accent sur le soutien aux solutions de paiement privées, innovantes et européennes (…). Il est essentiel d’éviter les distorsions du marché, la désintermédiation des acteurs européens, ou le renforcement des acteurs non européens, et de se concentrer sur la construction d’un écosystème européen des paiements, solide et compétitif ».
Et Daniel BAAL, Président du Crédit Mutuel et du CIC (et donc membre du Consortium EPI, mais aussi par ailleurs Président de la Fédération Bancaire Française) dans un post LinkedIn intitulé « Souveraineté des paiements : nous choisissons la voie de la responsabilité et de l’efficacité européenne », a ajouté
« L’Europe a donc le choix entre deux voies aujourd’hui : celle d’avancer à marche forcée vers une monnaie numérique de banque centrale redondante, coûteuse et dangereuse, ou celle d’une coopération saine entre les acteurs privés au service de la souveraineté collective. »
L’objectif de consensus vole donc en éclat.
Pourtant, il semblait qu’il y avait un consensus pour :
- Considérer Wero comme l’opportunité et même la seule chance européenne dans les paiements de détail, surtout après l’accord avec l’alliance EuroPA
- Considérer les paiements de gros comme prioritaires : cela était déjà vrai depuis le passage à l’euro, qui a déjà consacré il y a un quart de siècle la stratégie gagnante consistant à commencer par la monnaie de gros pour créer une masse critique donnant la valeur à l’euro. Et cette priorité se confirme dans la phase actuelle de la compétition monétaire internationale, offrant un réel moyen de consolider l’euro en offrant des solutions de règlement des transactions numériques wholesale ;
- Reconnaître que la carte bancaire CB a offert à la France jusqu’à présent sa souveraineté dans les paiements, mais que sans un projet de consolidation européenne, cette solution risque de s’effondrer à terme face aux acteurs internationaux qui étendent leurs activités tous azimuts, toutes technologies et toutes formes de paiement, et consentent des investissements impressionnants en Europe et, désormais prioritairement en France.
- Reconnaître que le monde des actifs numériques est désormais incontournable, au point que certaines grandes banques européennes envisagent même que les cryptoactifs pourraient constituer à dix ans une part des réserves mondiales, au même titre que l’or et les devises, et qu’il convient de développer des solutions de paiement s’appuyant sur les cryptoactifs, comme les schemes cartes internationaux (ICS) ont déjà engagé le mouvement depuis plus de deux ans ;
- Reconnaître que le risque sécuritaire dans les paiements se développe très rapidement, et appelle à une mobilisation de moyens considérables : le déploiement réussi de la VoP en est une illustration toute récente, mais au-delà ce sont aussi et surtout l’identité numérique et la signature électronique à moyen terme, et des solutions pour l’ère prochaine du quantique, ce qui constitueront des projets très consommateurs de moyens ;
- Reconnaître que l’Europe est face à des géants dont la valeur boursière se chiffre en trillions de dollars et que, comme Sisyphe, elle est condamnée à innover et investir, et une fois l’objectif atteint, recommencer sans cesse, pour avoir une chance de défendre sa souveraineté.
Et tout le monde sait bien que l’euro numérique pour les transactions de détail présente actuellement quatre risques majeurs :
- Détourner les acteurs du marché des priorités en affectant les ressources à un nouveau projet, alors que tous les acteurs sont déjà très fortement mobilisés par ailleurs ;
- Sans garantir le succès du déploiement, par une adoption massive par les particuliers et les entreprises européennes, ni apporter de nouveaux services ;
- En concurrençant les initiatives paneuropéennes du secteur privé que ce soit Wero ou EuroPA ;
- Et tout cela, sans garantir massivement à court terme la valeur de l’euro, que seule une monnaie de gros peut offrir par le règlement des transactions sur actifs numériques et sur les transactions internationales.
On pourrait hélas aussi ajouter :
- Probablement, en offrant (certes involontairement) aux acteurs internationaux les moyens de mieux pénétrer le marché domestique des paiements, en contournant les acteurs locaux. Or c’est justement ce que l’euro numérique voulait éviter.
Certes, l’avancée des ICS en Europe sonne le tocsin, le succès rapide et remarquable du PIX brésilien fait tourner les têtes des banquiers centraux, et la pression des stablecoins en dollars inquiète fortement les décideurs publics sur la pérennité de l’euro.
Mais c’est faire plusieurs confusions :
- L’avancée des ICS en Europe centrale et même dans certains grands pays européens occidentaux, comme en Espagne et aux Pays-Bas, est surtout due à des investissements et des innovations marketing massifs que l’euro numérique ne saurait pas concurrencer avant de très nombreuses années, et leur prochaine cible sera la France, avec des investissements envisagés technologiques et marketing considérables. Le Groupement des Cartes bancaires CB seul face à ces géants aura de grandes difficultés à y résister, et il est temps de construire une solution européenne pour la carte, comme celle que Wero et EuroPA ont engagée avec un hub commun pour les paiements instantanés ; ou d’unir toutes les forces autour de Wero, en y incluant la carte, pour en garantir le succès.
- Pour PIX, qui représentait 50% des paiements courants brésiliens à fin 2024 (cf. Schéma du Banco do Brasil), son succès fulgurant ne vient pas prioritairement de son attaque des solutions des Schèmes cartes internationaux (même si le Gouvernement brésilien en fait son cheval de bataille médiatique, auquel répond le Gouvernement américain, tout aussi médiatiquement), mais du remplacement d’une solution du passé, le Boleto, et globalement du système de paiement brésilien qui présentait des insuffisances majeures, techniques et sécuritaires, et de l’ouverture à la bancarisation d’une masse considérable de brésiliens qui en étaient exclus jusqu’ici (45 millions de Brésiliens non bancarisés en 2020, lors du lancement de PIX), ce qui a créé une masse critique majeure en volume. Et surtout de l’application PIX de paiement fractionné qui permet aux utilisateurs de payer en plusieurs fois sans carte de crédit, l’équivalent du BNPL. Et la phase suivante sera le DREX, le futur réal numérique. Vouloir reproduire ce scénario via les banques centrales européennes et l’euro numérique serait un leurre, sans remise en cause des investissements déjà consentis depuis 40 ans dans les systèmes de paiement européens. Et l’incident récent du 30 octobre bloquant les paiements quotidiens des consommateurs brésiliens interpelle sur la résilience de la solution.
- Pour les stablecoins, le retard pris en Europe à adopter les cryptopaiements, malgré la réglementation européenne MiCA, audacieuse et sécurisante pour le marché, a laissé le champ libre aux acteurs internationaux. Pourtant, de grands banquiers centraux et commerciaux avaient déjà alerté sur les enjeux, notamment sur l’intérêt incontestable des smart contrats, et les risques d’une absence des banques européennes sur ce marché. Cependant, il y a moyen pour l’Europe de rattraper une partie de son retard avec des stablecoins et des deposit tokens en euros, comme l’a indiqué le Gouverneur de la Banque de France. Mais, à mon avis, l’euro numérique n’y changera rien, surtout dans sa formulation actuelle. Comme l’euro n’a rien changé à la fragmentation du marché européen, comme je le prédisais dans mon rapport de … 1994, réalisé avec le concours des banques centrales des 8 principaux pays européens.
Aujourd’hui il y a donc déjà plusieurs grandes priorités en Europe :
- D’abord Wero (et la construction d’une solution avec l’alliance EuroPA), qui reste le projet prioritaire et qui, comme le suggère Fernando NAVARRETE, doit bénéficier d’un soutien concret, aujourd’hui absent, des pouvoirs publics européens.
- Puis la mise sur le marché d’une solution de règlement en euro des transactions numériques de gros montants, en simplifiant le projet actuellement défini en deux phases (PONTES et APPIA) pour aller directement vers une monnaie de banque centrale tokenisée s’appuyant sur les DLT.
- Puis le soutien aux acteurs européens pour le développement de deposit tokens et de stablecoins en euros, et plus globalement, de solutions de paiement en Europe adossées aux cryptoactifs, de préférence européens, comme l’autorise MiCA.
- Et le besoin d’une grande politique européenne de lutte contre la fraude, avec un observatoire commun, équivalent européen de l’OSMP, mais aussi une stratégie combinant IA et identité numérique, pour préserver la confiance des consommateurs et des entreprises.
C’est déjà considérable, surtout avec en plus la nécessaire mise en conformité avec toutes les autres réglementations européennes, d’application immédiate ou décalée, dont la future directive (DSP3) et le futur règlement (RSP) sur les services de paiement. Certes, ces orientations n’enterreraient pas un projet d’euro numérique pour les transactions de détail qui doit d’abord viser au remplacement à long terme des espèces physiques, ce qui est inéluctable, et qui, comme l’indique Fernando NAVARRETE, pourrait constituer un back-up, avec des solutions de paiement en ligne, au cas où la stratégie esquissée ci-dessus ne porterait pas tous ses fruits.
Mais cela ne semble pas être la nouvelle orientation donnée par les chefs d’Etat et de gouvernement lors du Sommet de la zone euro du 23 octobre, ni la décision de la BCE sur l’euro numérique.
Si cette orientation et cette décision étaient confirmées, et si à l’issue du trilogue européen, qui devrait avoir lieu après le vote au printemps prochain du Parlement européen sur le package réglementaire proposé en juin 2023 par la Commission européenne, le projet de règlement de la Commission européenne était adopté dans son objectif principal d’autoriser une émission d’un euro numérique, il conviendrait alors de revoir en profondeur les priorités et projets européens, pour en assurer le succès. Et les investissements à consentir par tous les PSP seraient alors sans conteste considérables, et sans garantie de succès.
Quel que soit le scénario concernant l’euro numérique que les colégislateurs européens auront adopté, FRANCE PAYMENTS FORUM s’est engagé à le promouvoir et tout faire pour le faire réussir, comme il s’est engagé par ses statuts à respecter et promouvoir toutes les décisions des Autorités nationales et européennes, et notamment de l’Eurosystème, en matière de paiement.
Cependant, durant la phase ouverte de débat démocratique, FRANCE PAYMENTS FORUM souhaite participer au débat avec trois objectifs :
- Assurer la souveraineté européenne dans les paiements, notamment au travers d’infrastructures et solutions paneuropéennes, chaque fois que possible et souhaitable ;
- Assurer la pérennité et la promotion de l’ensemble des acteurs composant le secteur européen des paiements, PSP, organisations interbancaires et conseils, industriels et prestataires de services qui y participent, et notamment des acteurs français des paiements ;
- Assurer une coopération et un consensus entre les acteurs publics et privés paneuropéens, dans le respect du rôle de chacun, tel que défini par les Traités, Directives et Règlements paneuropéens, indispensable au succès des objectifs rappelés ci-dessus.


