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Les nœuds gordiens[1] de la Souveraineté dans les paiements

Aujourd’hui l’Europe des paiements est au pied du mur et doit trancher des questions essentielles pour son futur. Ces questions relèvent toutes de la notion de Souveraineté, précisée ci-dessous. Si on souhaite construire l’Europe des paiements il faudra faire des choix difficiles, il faudra clarifier certains concepts encore flous, et certaines décisions complexes ne pourront être prises qu’en prenant certaines orientations nouvelles et structurantes pour le futur au regard du droit européen ou international.

Les trois questions principales concernent :

  • La place des solutions européennes et internationales dans les paiements courants ;
  • La nécessité de nouvelles infrastructures de paiements européennes et internationales ;
  • La place des monnaies centrales et des monnaies commerciales dans le paysage des paiements de détail ;

Et de façon plus générale, les règles de concurrence en Europe.

Mais auparavant, revenons sur la notion de Souveraineté appliquée au monde des paiements depuis septembre 2020, date de publication par la Commission européenne de la Stratégie européenne des paiements de détail (RPS).

  1. La notion de Souveraineté

La notion de Souveraineté réfère au pouvoir d’un État d’imposer ses règles ou tout simplement sa politique à un territoire ou à la zone maritime qui est sous sa juridiction. Ce territoire est généralement le territoire national. Et la zone maritime, celle fixée par les Traités internationaux.

Mais, pour certains États puissants (dont certains membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, mais aussi probablement d’autres), ce territoire peut parfois s’étendre au-delà du territoire national ou des mers sous leur contrôle légitime, à des zones où leur rôle historique, leur monnaie ou leur influence ont prévalus et pourraient être remis en cause, à charge pour ces États de disposer des moyens pour y faire prévaloir leur souveraineté, en concurrence avec les autres Etats. Et pour les Etats-Unis, cette Souveraineté s’étend à toutes les entreprises et citoyens américains, où qu’ils se trouvent, et aux transactions réalisées avec sa monnaie, le Dollar, quel que soit le lieu de cette transaction.

Cette notion de Souveraineté est donc une notion complexe, qui ne dispose pas d’une définition unique au plan international.

Dans le domaine des Services, notamment de paiements, régi par les règles commerciales internationales, la notion de Souveraineté renvoie à la capacité d’un État ou d’une zone économique à disposer de solutions dont la continuité d’activité ne dépend pas de la volonté d’un autre État, et qui, le cas échéant, constitueraient des solutions de secours et de poursuite d’activité indépendante. La Souveraineté économique renvoie aussi à la capacité d’un État ou d’une zone économique à préserver les intérêts de ses ressortissants ou de ses entreprises, dans ses frontières et au-delà de ses frontières, notamment en termes de confidentialité des données ou de respect de leurs brevets.

Cette notion de Souveraineté a été étendue par les Etats européens au-delà de leur territoire national, à toute l’Union européenne, qui n’est, à ce stade, qu’une Union économique et monétaire, et non un État ou une fédération d’Etats, et elle a été appliquée au monde des paiements sous le concept d’“Autonomie stratégique ouverte” dans la stratégie européenne sur les paiements de détail (RPS) de 2020.

Ce concept est moins fort que celui de « Souveraineté », généralement réservé aux Etats, et réfère à la « capacité [de l’Union européenne] à agir de manière autonome lorsque cela est nécessaire« [1]. Elle constitue un compromis en Europe entre les défenseurs de l’ouverture économique et les partisans d’une Europe plus forte sur la scène internationale[2]. Comme l’a précisé la Commission européenne en 2020, « La préservation des intérêts de l’Union et la réduction de ses dépendances n’empêchent pas son ouverture, mais apparaissent comme des gages de sa sécurité ».

Cette démarche faisait suite à plusieurs évolutions majeures constatées :

  • Les systèmes de paiement ont été utilisés comme instrument de guerre économique et politique contre d’autres États, jugés « parias » ou « terroristes » ;
  • Les règles de confidentialité des données ont été contournées par certains Etats, dont les États Unis, au titre de la sécurité de ces États,
  • Le monde des paiements européen est sujet à une forte prédominance de solutions issues d’autres Etats, qui imposent des règles de Souveraineté à leur ressortissants, particuliers et entreprises, y compris hors de leur territoire national.

 

Et cela n’a été possible que par le développement asymétrique et disproportionné de certaines technologies et de systèmes qui ont créé des dépendances majeures. Ces dernières pourraient, le cas échéant, provoquer :

  • Des ruptures d’activités économiques en Europe,
  • Ou le non-respect de certains intérêts majeurs, comme pour la confidentialité des données ou les paiements courants.

 

Cette formulation absconse d’“Autonomie stratégique ouverte”, avait pour but de traduire trois idées clés :

  • L’Union européenne constitue un espace économique concurrent de grands États tels que les États-Unis ou la Chine ;
  • L’Union européenne reste totalement ouverte aux solutions issues de ces États concurrents, pour bénéficier de leurs innovations, même quand elles ne se traduisent pas par l’implantation de filiales européennes, sous réserve du respect par ces solutions des réglementations européennes lorsqu’elles sont déployées sur le marché européen ;
  • L’Union européenne cherche à se doter de solutions d’origine européenne, dans certains domaines jugés stratégiques, en concurrence avec celles des Etats concurrents, pour garantir une certaine autonomie économique, mais sans interférer directement avec les initiatives privées, donc en laissant le marché agir librement pour mettre en place ces solutions d’origine européenne.

 

Mais, cette formulation n’indiquait pas si l’Union européenne se réservait le droit d’intervenir dans le jeu économique au cas où elle jugerait que ses intérêts stratégiques ou son autonomie économique ne seraient plus respectés. Certaines décisions récentes montrent, en tous cas, qu’elle est prête à des sanctions fortes quand sa règlementation est bafouée, comme on le voit avec le dossier Apple.

On retrouve ici toute l’ambiguïté du compromis indiqué plus haut, avec le terme d’« Autonomie stratégique ouverte »..

Dès lors, diverses questions se posent immédiatement :

  • En cas de rupture d’activité partielle ou totale, ou de non-respect de réglementations européennes par des sociétés ou des solutions « exogènes » (c’est-à-dire non européennes), à la demande d’autres États ou de leur propre initiative, cela pourrait-il se traduire par des interdictions d’activités de ces solutions exogènes ? Ou bien par des ententes entre solutions concurrentes « endogènes » (c’est-à-dire européennes) ? Ou encore par un fonctionnement dégradé, au détriment des autres acteurs économiques, voire par le recours à des solutions publiques en remplacement de, ou en concurrence avec, des solutions privées ?
  • Et cela reviendrait-il à donner un statut particulier de facto aux solutions exogènes, et donc également aux solutions endogènes, notamment publiques, à l’encontre du droit commercial international qui impose une neutralité du droit au regard de l’origine des solutions ?

 

Le concept d’autonomie stratégique ouverte entrerait alors en concurrence avec trois autres notions :

  • La liberté des entreprises européennes d’agir au plan international, avec pour critère dominant la satisfaction de leurs actionnaires et de leurs clients, sous réserve du respect des réglementations européennes ou locales ;
  • La liberté de toutes les entreprises, européennes ou non, soumises aux règles du commerce international, de s’implanter ou d’offrir ses solutions partout dans le monde, y compris dans l’Union européenne, sous réserve du respect des réglementations locales dès lors que celles-ci n’enfreignent pas le droit international ;
  • La liberté des États dits concurrents d’imposer des règles à leurs ressortissants, y compris si ces règles vont à l’encontre des intérêts européens, et d’autant plus dans l’espace européen.

 

Aujourd’hui, c’est le terme de Souveraineté qui est utilisé le plus fréquemment car le contexte géopolitique a beaucoup évolué, avec un renforcement conséquent des tensions politiques et militaires, voire économiques et douanières. Dès lors, ce concept d’« Autonomie stratégique ouverte » mériterait d’être réexaminé à la lumière des derniers développements commerciaux et géopolitiques notamment dans les paiements, car il pourrait remettre en cause plusieurs principes européens fondamentaux comme ceux relatifs à la concurrence.

Certes l’explicitation de ce concept est très délicate au regard du droit international, mais elle empêche les entreprises d’agir alors même que le concept d’Autonomie stratégique ouverte est utilisé sur tout sujet comme réponse aux motivations de certaines décisions publiques.

Il y a trois solutions possibles :

  • Passer des accords avec des États jugés concurrents de façon bilatérale ou multilatérale pour éviter que de telles situations préoccupantes se produisent, comme cela a été le cas en matière de confidentialité des données, du fait des règlementations américaines. le Pacte transatlantique signé au printemps 2024 sur la préservation de la confidentialité des données entre les États-Unis et l’Europe a permis de lever les inquiétudes, mais il ne semble pas conclusif au plan juridique, vu les recours déposés depuis lors auprès de la Cour de Justice de l’Union européenne.

 

  • Obtenir des engagements des entreprises proposant des solutions exogènes à respecter certains aspects de cette souveraineté en proposant des solutions qui garantiraient ce respect, dans tous les cas de figure, y compris en dérogeant aux exigences de leurs Etats d’origine, comme le proposent aujourd’hui certaines sociétés internationales de technologies. Ainsi, le lancement par Amazon Web Services (AWS), de son cloud dit « Souverain » pour permettre aux acteurs européens règlementés, notamment du secteur public, de répondre aux exigences de confidentialité, et à celles relatives à la domiciliation et aux règlementations de leurs prestataires internationaux. Mais, d’une part, la démarche d’Amazon est limitée à certains acteurs publics règlementés, et exclue les acteurs privés, et d’autre part, on ne sait pas si cette démarche serait suffisamment solide juridiquement, face aux injonctions éventuelles de l’État américain ? On peut citer aussi celle de Microsoft qui vient de présenter un ensemble de solutions, qui relèvent plus d’un marketing de la « Souveraineté » que d’une réelle stratégie d’offres répondant à des critères objectifs de souveraineté. Voire celle de NVIDIA qui propose des solutions « souveraines » pour des clouds ou des systèmes de traitement d’acteurs régionaux ou locaux.

 

  • Clarifier pour le marché le champ et les limites du concept d’Autonomie stratégique ouverte via une réglementation européenne qui préciserait les sanctions applicables en cas de non-respect, ce qui reviendrait à clarifier le « level playing field ». Et d’attribuer plus largement pour certaines offres, un label de « Souveraineté » comme celui délivré par l’Agence nationale de la Sécurité des Systèmes d’Information, l’ANSSI, pour la sécurité numérique des Clouds. Mais, là encore, la question se posera pour les offres hybrides. Il faudra donc affiner le concept et les critères d’analyse.

 

Toutes ces approches supposent une volonté européenne majeure et consensuelle, et soulignent la nécessité de donner à l’Europe un cap clair et de long terme, comme en matière de souveraineté européenne dans le domaine militaire.

Et de trancher le débat entre les tenants d’une Souveraineté proche du protectionnisme, ceux d’un libéralisme « maitrisé », et ceux, entre les deux précédents, d’une « Souveraineté lucide »[3].

Sans cette clarification, les entreprises devront soit s’abstraire totalement du respect de ce concept d’Autonomie stratégique ouverte, ce qui serait très dommageable, soit essayer de l’intégrer comme un paramètre supplémentaire à toute décision d’investissement, mais sans savoir jusqu’où aller 

Cette clarification est majeure et complexe, et c’est pourquoi nous l’avons qualifiée de « nœud gordien ». Car les conséquences en seront très importantes pour le futur.

 

  1. Les questions adjacentes

 

Comme indiqué en introduction, ce concept de Souveraineté ou d’Autonomie stratégique ouverte soulève trois questions dans les paiements :

  • Quelles sont les places respectives des solution européennes et internationales dans les paiements courants en Europe ?
  • Quelle est la nécessité d’infrastructures de paiements européennes et quelle est la place des infrastructures internationales disponibles en Europe ?
  • Quelles sont les places respectives des monnaies centrales et des monnaies commerciales dans le paysage des paiements de détail ?

 

Et de façon plus générale, quels sont les ajustements nécessaires des règles de concurrence en Europe au vu de l’évolution du contexte international ?

 

2.1 La place des solution européennes et internationales dans les paiements courants

La France s’enorgueillit à juste titre de disposer de solutions de paiement résilientes et compétitives en matière de paiement, qui lui assure son autonomie stratégique, même s’il faut batailler pour ne pas se faire submerger par des solutions internationales dotées de moyens financiers considérables et de moyens techniques planétaires, ou pour faire respecter la liberté de choix des acteurs économiques en imposant de facto le « co-badgeage » des paiements sur tous les canaux de paiement, donc y compris à distance.

 

Mais ce n’est pas le cas général au sein de l’Union européenne, dont certains Etats-membres ont été submergés par des solutions exogènes, dont celles des schemes cartes internationaux (ICS), comme c’est le cas dans la plupart des pays de l’Est européen, voire aux Pays Bas et en Espagne, ou même en Allemagne avec des Big Techs comme avec PayPal, mais aussi dans toute l’Europe avec des solutions de paiement d’Apple, Google, Amazon et bientôt Meta.

De même dans le domaine des paiements adossés à des cryptoactifs ou s’appuyant sur des stablecoins libellés en dollars, l’Europe ne dispose pas de solutions suffisamment nombreuses et compétitives alors même que ces solutions nouvelles se déploient au plan mondial, notamment sous l’impulsion de la nouvelle administration américaine.

 

À l’exception de quelques grands pays européens, l’asymétrie entre solutions endogènes et exogènes est flagrante.

La position des entreprises européennes, et notamment des banques européennes, est double : pouvoir utiliser ces solutions exogènes, surtout quand elles sont réclamées par leurs clients, mais en évitant leurs excès, notamment tarifaires. Cela ne veut pas dire que ces acteurs économiques n’ont pas la fibre européenne ni le souhait de faire triompher des solutions européennes, mais qu’ils privilégient leurs actionnaires et leurs clients. Le choix est difficile pour les acteurs économiques privés car ces solutions exogènes sont souvent porteuses de progrès technologiques ou de services majeurs, et s’en couper équivaut à prendre un risque de retard majeur au plan international, mais aussi face à des concurrents qui n’auraient pas les mêmes scrupules.

 

Aujourd’hui, ces acteurs sont confrontés aux demandes des Pouvoirs publics européens, au nom de la souveraineté européenne, de créer des solutions paneuropéennes pour aider les États ne disposant pas de solutions domestiques à bénéficier d’une alternative européenne. Ainsi, les acteurs européens qui ont investi dans leur système de paiement depuis de très nombreuses années, 40 ans pour la France, perçoivent un peu ces demandes comme une « double peine ».

 

Parallèlement, les Pouvoirs publics européens soulignent que les solutions exogènes ont toute leur place en Europe, à l’égal des solutions endogènes, en vertu du droit européen et international de la concurrence, ce qui semble contradictoire.

 

Le développement de solutions européennes, donc endogènes, comme Wero ou l’Alliance EuroPA, répond bien évidemment à l’objectif d’Autonomie stratégique, notamment à l’emprise des ICS en Europe, mais ces solutions font face à de redoutables concurrents. Et le seul moyen qu’elles ont de résister à ces concurrents serait de s’allier ou au moins de rechercher des modalités d’interopérabilité, sans interférence d’acteurs internationaux.

 

Ces solutions sont fondées sur des choix opposés. Le choix fait par l’Alliance EuroPA est fondé sur une interopérabilité de solutions domestiques. Le choix fait avec Wero est beaucoup plus ambitieux et consiste à créer une alliance de quelques systèmes domestiques ayant ensemble une masse critique des paiements européens, et allant vers une remise à plat des règles domestiques pour redéfinir des règles communes, et aboutir in fine à des rapprochements capitalistiques ou à une solution unique. Ce choix est porteur de très nombreux progrès en matière de défragmentation des marchés et de constitution de champions européens.

 

Mais cette seconde voie (empruntée par Wero) est complexe et suppose une forte implication des autorités européennes et une mobilisation de moyens que seuls les Pouvoirs publics européens et nationaux peuvent susciter. Elle ne peut donc être laissée au marché, pour trois raisons :

 

  • Les concurrents exogènes disposent de moyens financiers considérables et totalement asymétriques, et donc la concurrence est très difficile ;

 

  • Ils useront de tous les moyens pour s’opposer à ces rapprochements, comme ils l’ont fait dans le passé. De nombreux cas peuvent être rappelés ;

 

  • Ces concurrents exogènes ont depuis longtemps pénétré les organisations européennes[4], avec des moyens financiers et humains sans commune mesure avec ceux des acteurs européens, et poursuivent leur noyautage, avec pour objectif soit de se présenter comme les représentants des acteurs européens[5], soit d’orienter les décisions vers les solutions qui les favorisent, soit de bloquer les projets comme cela a été fait pour le SEPA Cards framework au sein de l’EPC.

 

Or la volonté publique nécessaire et incontournable en soutien des solutions européennes a été insuffisante, voire a failli dans le passé, au nom du respect des sacro-saintes règles de concurrence en Europe. N’oublions pas le cuisant échec du projet Monnet.

 

Aujourd’hui, ce choix de soutenir les solutions endogènes doit être fait par la puissance publique sans tergiverser. L’Europe ne se construira pas à coup de réglementations qui s’empilent et de bons sentiments. Une puissance publique européenne doit utiliser… sa puissance au service des intérêts légitimes européens. Il faut inclure une politique industrielle impulsive dans la stratégie européenne, comme l’a rappelé Christophe BORIES, le 8 avril dernier, lors de la Rencontre annuelle de FRANCE PAYMENTS FORUM.

 

Cela ne revient pas, bien sûr, à chasser d’Europe les solutions Internationales, ni à rompre tout accord, comme sur l’acceptation internationale des cartes européennes, mais à rétablir une certaine symétrie, voire une « autonomie stratégique ».

 

Cet aggiornamento va de pair avec une révision de la politique de concurrence européenne qui a eu souvent pour effet de « se tirer une balle dans le pied », en défavorisant les entreprises européennes au profit d’acteurs qui ont une plus grande liberté tarifaire et d’action, comme l’a rappelé dernièrement M. Trump.

 

2.2 La nécessité d’infrastructures de paiements européennes et la place des infrastructures internationales

 

L’Europe dispose d’infrastructures de paiement qui pourraient participer à l’ambition européenne de satisfaire l’ensemble des pays européens avec des solutions endogènes, quitte à les compléter.

Elles sont de trois types :

  • Des infrastructures paneuropéennes, donc multinationales, qui existent depuis longtemps comme celle de l’ABE Clearing, créent il y a 30 ans déjà, ou plus récentes comme le système TIPS de la BCE. Mais les solutions publiques montrent vite leurs limites, lorsque la concurrence joue avec des solutions privées, comme on l’a vu par exemple en France ou en Italie il y a 30 ans, et comme on le verra peut-être demain en Allemagne. Mais ces infrastructures paneuropéennes publiques ont le mérite d’exister pour les Etats-membres qui ne disposent pas d’infrastructures domestiques compétitives ;

 

  • Des infrastructures nationales à vocation européenne : c’est le cas de STET et CB en France, et il y en a d’autres en Europe. Mais il y a surtout en Europe des solutions domestiques n’ayant aucune vocation européenne, voire qui sont sur le point de défaillir face à la concurrence internationale. Soyons clairs : le scénario de l’interconnexion généralisée est une illusion, surtout avec 4.000 PSPs européens, il fera perdre du temps à l’intégration du marché européen, et fera entrer le loup dans la bergerie…

 

  • Des infrastructures internationales pouvant favoriser l’intégration européenne comme Swift. Il y a là matière à utiliser des infrastructures internationales ouvertes, pour répondre rapidement aux enjeux de la défragmentation du marché européen et de la « reachability ».

 

La question n’est donc pas prioritairement de créer de nouvelles infrastructures mais de rationaliser les infrastructures existantes, d’en tirer profit pour les étendre éventuellement aux zones européennes défavorisées et pour construire en commun, et si nécessaire, des solutions européennes, de préférence privées.

Et aujourd’hui il doit être possible de bâtir avec quelques infrastructures européennes ou internationales préexistantes une infrastructure permettant de répondre aux enjeux de souveraineté européenne et de défragmentation des marchés, à trois conditions :

  • D’abord régler les questions de couverture géographique (« reachability ») et de résilience, questions qui sont loin d’être évidentes sachant que 70% des flux sont entre quelques pays de l’Ouest européen ;
  • Ensuite, régler la question des coûts : il ne faut pas faire payer davantage les pays qui ont déjà des solutions satisfaisantes ; leur participation avec leurs apports constituerait déjà une contribution majeure ;
  • Enfin et surtout, vaincre les réticences nationales qui ont jusqu’à présent fait obstacle à l’intégration européenne.

 

Et s’il faut construire de nouvelles infrastructures européennes, ce doit être prioritairement avec deux objectifs :

 

  • Construire un dispositif européen efficace en matière de partage de l’information sur la fraude, qui reste un enjeu majeur et pour laquelle l’Europe envisage déjà une plateforme d’échange, comme cela est engagé avec la VoP.
  • Couvrir des domaines dans lesquels il n’y a pas ou peu d’infrastructures européennes comme dans le domaine des identités numériques, des cryptopaiements et des stablecoins en euros, et à plus long terme dans des domaines technologiques avancés comme dans l’IA ou le quantique.

 

Là, encore, le politique doit jouer son rôle majeur d’impulsion en évitant de se perdre dans des réglementations non maîtrisables, en fixant ses exigences mais en laissant les acteurs du marché conclure au plan technique. L’alternative étant de mettre en place, en cas d’échec, une solution publique qui s’imposerait alors à tous.

 

2.3 La place des monnaies centrales et des monnaies commerciales dans le paysage des paiements de détail

 

            2.3.1 L’euro numérique

Jusque récemment, les offres de solutions de paiements, et notamment les systèmes de paiement, étaient considérées comme relevant d’entreprises indépendantes, principalement des banques commerciales, s’appuyant sur leurs monnaies scripturales. 

Pour répondre à la question de la décroissance de l’usage du fiduciaire dans les paiements courants, la BCE envisage une monnaie numérique de banque centrale, l’euro numérique, et pour justifier cette émission d’une forme nouvelle de l’euro, invoque l’argument de l’urgence pour garantir la Souveraineté européenne.

 

Mais, cette nouvelle forme de l’euro proposée par la BCE ne répond ni à la question de la souveraineté ni à celle du renforcement de la place de l’euro au plan international, ni aux besoins du marché.

 

Comme l’a écrit dernièrement le Président de la FBF, Slawomir Krupa[6] : « Nous ne nous opposons jamais à un projet bien fondé, lorsque l’objectif fait l’objet d’un certain niveau de consensus. Si la question est la souveraineté des paiements européens, alors c’est un sujet essentiel. Le niveau de dépendance auquel nous sommes confrontés est énorme. Mais je ne vois pas pourquoi nous devrions nous lancer immédiatement dans une approche très « top down » sur une solution en particulier qui ne répond pas à l’enjeu de souveraineté ».

 

En effet, pour répondre à la question de la souveraineté, il faut d’abord maîtriser les transactions internationales et les transactions de gros montants, pour créer une « masse critique », comme cela avait été fait pour le passage à l’euro. Très tôt FRANCE PAYMENTS FORUM a proposé la création d’une forme tokenisée de l’euro numérique de gros (dit « interbancaire » ou « wholesale »). La Banque de France a repris cette idée, lui a donné corps, a convaincu ses collègues de l’Eurosystème de son intérêt, et cette forme partiellement tokenisée pourrait voir le jour dès 2026, comme l’ont indiqué le Gouverneur de la Banque de France et le Premier Sous-Gouverneur : « l’Eurosystème s’est engagé à fournir aux acteurs de marché une monnaie numérique de banque centrale « de gros » dès 2026 ».  Il reste cependant à l’Eurosystème à faire un pas de plus pour aller au bout de sa démarche de tokenisation et traduire la « patte règlement » en technologie DLT.

Et, pour renforcer la place de l’euro au plan international, il faut désormais combiner un euro numérique wholesale totalement tokenisé et des stablecoins privés, notamment bancaires ou interbancaires, libellés en euros. Le ministre français de l’Économie et des Finances l’a dit, et même Piero CIPOLLONE l’a laissé entendre dernièrement, « à titre personnel ». C’est aussi l’objet du règlement européen MiCA. C’est désormais une ardente obligation au plan européen.

 

Mais pour l’euro numérique de détail, qui est inéluctable pour remplacer à moyen et long terme la monnaie fiduciaire, il n’y a pas d’urgence, car il n’y a pas d’autre besoin de court terme. Le seul effet à court terme d’un euro numérique de détail serait d’empiéter sur des domaines couverts aujourd’hui exclusivement par la monnaie scripturale, avec peu de chances de succès car sans consensus préalable. Cela a été dit et redit, notamment lors de la Rencontre avec Piero CIPOLLONE organisée par FRANCE PAYMENTS FORUM le 15 mai. Il faut bâtir la confiance avec tous les acteurs économiques, et l’argument de la Souveraineté européenne ne semble pas convaincre les divers acteurs économiques, et en premier lieu les banques commerciales.

 

Cependant, la décision de lancer un euro numérique relève des Autorités politiques, et en premier lieu, des colégislateurs européens. Et dans le cas d’une décision de lancement, elle s’imposera à tous.

 

2.3.1 Le cours légal de l’euro

 

Mais le diable est dans les détails. Pour soutenir à court terme l’euro fiduciaire et exclure l’hypothèse d’une « cashless society » qui a montré ses limites comme en Suède, la Commission européenne a proposé fin juin 2023 d’harmoniser la notion de cours légal de l’euro fiduciaire, qui préexiste, sur toute l’Union européenne. Ce qui serait à notre avis une bonne chose. La même définition pour tous. Ce qui n’est pas acquis et n’a pas encore fait l’objet d’un accord européen.

 

Mais, là où les choses se compliquent, c’est dans la volonté d’étendre cette réglementation concernant l’euro fiduciaire à l’euro numérique de détail, alors que la décision de lancer celui-ci n’a pas encore été prise et qu’en tout état de cause, cette nouvelle forme de l’euro n’existera pas avant plusieurs années. Étendre maintenant le règlement sur le cours légal à l’euro numérique, serait mettre en cause la pérennité de l’euro scriptural qui est déjà numérique… Ce serait remettre en cause le paiement instantané en cours de généralisation, avec ses différents wallets. Et peut-être même mettre en cause la confiance dans la monnaie non fiduciaire.

 

Pourtant, c’est l’orientation actuelle du Conseil européen, sous l’impulsion de la BCE, qui a adopté une proposition visant à lier les deux, cours légal de l’euro fiduciaire et cours légal de l’euro numérique, et ce dès l’adoption de ce projet de règlement. Et nulle voix ne s’élève pour en montrer les conséquences désastreuses.

 

A notre avis, même si les Autorités publiques décidaient de lancer cet euro numérique de détail, il faudrait d’abord attendre que son adoption soit suffisamment probante et atteigne une certaine masse critique des paiements, avant de lui appliquer la règlementation sur le cours légal.

 

Or, aujourd’hui, le débat est là : l’euro numérique de détail n’est pas assuré d’un succès, au moins immédiat, si ce n’est que du fait de l’absence de consensus. 

 

Et, déjà, une question se pose aux colégislateurs : peut-on laisser la BCE prendre le risque d’un euro numérique non consensuel, alors que partout au niveau mondial, les priorités sont le paiement instantané et les stablecoins ?

 

Nous avons déjà indiqué qu’à notre avis, la priorité est de bâtir un scénario d’ensemble et de moyen terme, incluant le démarrage rapide de l’euro wholesale tokenisé, et laissant du temps, pour finaliser une solution pour un éventuel euro numérique de détail, qui devrait lui aussi, à notre avis, être tokenisé, pour contribuer à la fois à une certaine souveraineté européenne et au développement de la tokenisation en Europe.

 

Et il faudra aussi clarifier pour le moyen terme les rôles respectifs des Pouvoirs publics, et notamment de la BCE et de l’Eurosystème, et des acteurs privés, dans le champ des paiements.

 

Nous y revenons par ailleurs, en tirant les leçons des deux Rencontres du 8 avril et du 15 mai, organisées par FRANCE PAYMENTS FORUM.

Mais, pour répondre aux questions qui se posent aujourd’hui à l’Europe des paiements, l’Union européenne devra d’abord faire des choix clairs et de long terme, et donc, quasi-irréversibles, autour des trois questions ci-dessus et plus généralement du concept de Souveraineté appliqué aux paiements, et pour s’imposer dans la sphère internationale, elle devra, comme Alexandre le Grand, trancher plusieurs nœuds gordiens.

————————————-


[1] Cf. Council conclusions on implementing the eu global strategy in the area of security and defence – foreign affairs council, 14 november 2016

[2] Cf. Autonomie stratégique : quels enjeux pour les banques centrales ? | Banque de France

[3] Terme utilisé par Guillaume POUPARD, ancien directeur général de l’ANSSI et président du Conseil national de l’IA et du Numérique.

[4] Visa Direct (qui fournit une solution Visa de transfert de fonds temps réel) a rejoint l’EPC au premier trimestre 2025

[5] A fin mai 2025, la majorité des membres du Board de l’EPIF (European Payment Institutions Federation) sont américains et « full members » (c’était l’exclusivité l’an dernier) : American Express, Apple, Amazon Pay, Western Union, Meta, auxquels il faut ajouter Google Pay…. Dernièrement, Paysafe, Bitsafe, Qonto, trois fintechs européennes, ont rejoint ce board, ainsi qu’un représentant des associations européennes membres, comme l’AFEPAME en France, et la SIBS, comme représentante des entreprises européennes membres. Nos remarques sur ce sujet tout au long de l’an passé a donc, semble-t-il, porté leurs fruits.

[6] Cf. Interview de Slawomir Krupa (Président de la FBF) Les Échos (22 mai 2025)

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