« C’est maintenant et c’est ensemble » (François Villeroy de Galhau)
La construction de l’Union Européenne est une tâche longue, une ardente obligation, et à chaque étape, il faut ajouter une brique pour unifier ce que j’avais qualifié dans le premier rapport sur les systèmes de paiement européens, réalisé pour la Banque de France, il y près de 30 ans déjà, de « patchwork européen des paiements ».
Malgré les nombreux progrès réalisés, notamment du fait de l’euro et des règlementations européennes, la France et l’Allemagne qui réalisent à elles deux plus de la moitié des paiements de la zone euro, restent toujours en opposition de phase, l’une privilégiant toujours la carte bancaire, l’autre privilégiant le virement et le prélèvement, même si plusieurs écarts ont été réduits et plusieurs harmonisations obtenues, principalement du fait de la règlementation européenne, mais aussi des travaux de l’EPC et de l’ERPB.
Il faut donc passer certains caps pour constituer un marché unifié et puissant, à même de résister aux assauts des grands acteurs mondiaux, au premier rang desquels on trouve les grandes banques, les big Techs, ou les schemes, américains ou asiatiques. La future présidence française de l’Union Européenne offrira une opportunité pour avancer sur certains sujets clés. Encore faut-il préciser comment.
L’un de ces caps a été franchi en janvier 2002, il y a bientôt 20 ans, avec la fin de la période de transition à l’euro, marquée par l’émission de l’euro fiduciaire et la fin de la bascule pour les opérations scripturales de détail. Cette évolution majeure, le passage à l’euro, a réussi car elle a combiné plusieurs atouts et elle constitue aujourd’hui une référence, et peut être même une leçon pour les évolutions européennes futures essentielles. Et si on analyse ses atouts, rétroactivement, on peut en trouver plusieurs, qui ont constitué des leviers clés de succès de cette convergence.
Parmi ces atouts, le plus significatif a été d’établir un scénario, que j’avais proposé en mars 1994 à la Commission Européenne et qui avait été adopté à Madrid en décembre de la même année. Ce scénario permettait de fixer une feuille de route, avec deux rendez-vous clés, un point de départ commun, le 1er janvier 1999, et un point d’arrivée commun, le 1er janvier 2002, pour tous les acteurs concernés, publics et privés.
Ce scénario lui-même comportait deux autres atouts clés : la délégation à chaque pays de l’organisation de la transition à sa façon entre les deux échéances : en effet, pour faire face à la diversité des contextes européens, nulle autre solution que de laisser chaque pays adapter le scénario aux spécificités locales ; et la séparation des opérations de gros et petit montant, avec au démarrage la création d’une « masse critique », par la bascule des opérations de gros (opérations de marché) au 1er janvier 1999, qui a immédiatement donné de la valeur à l’euro et l’a rendu inexpugnable, et la bascule des opérations de détail (pour le scriptural et le fiduciaire) au 1er janvier 2002, après une importante préparation par pays.
Trois autres atouts clés ont soutenu ce scénario et engendré l’adhésion des acteurs économiques et financiers : d’abord, un cadre juridique clair, qui était indispensable quand certains outre-manche s’amusaient à opposer les tenants de la monnaie commune et ceux de la monnaie unique, et c’est cette dernière qui a été retenue et a constitué un puissant levier ; ensuite, l’association de tous les acteurs, publics et privés, à ce grand projet commun, au premier rang desquels les banques, qui ont conduit en un temps record une fantastique adaptation de leurs systèmes informatiques ; enfin, une stratégie de communication, combinant une task force centrale et de nombreuses actions décentralisées.
D’autres grands progrès ont été réalisés ensuite, après le passage à l’euro, notamment la création de l’EPC et le lancement par les banques d’une première initiative, le projet SEPA, dès mai 2002, avec sa première échéance majeure dès janvier 2008 avec la bascule au SCT, qui a été conforté, en 2012, par le Règlement SEPA de la Commission Européenne, et qui s’est poursuivi avec dernièrement le lancement de l’Instant Payment et du Request-To-Pay, qui mettent l’Europe aux avant-postes des paiements mondiaux.
Du côté de la Commission européenne, le chemin a été balisé par la première Directive sur les Services de Paiements en 2007 (DSP 1) et la deuxième directive en 2015 (DSP2), et bientôt il faudra examiner l’opportunité de la troisième. Ces règlementations ont permis à l’Europe d’unifier ses règles, d’ouvrir le marché à de nouveaux acteurs du paiement, et de conforter la sécurité des moyens de paiement. Elles constituent des avancées majeures favorisant l’intégration des marchés, qui restent encore, malgré tout, une juxtaposition de marchés domestiques.
Enfin, du côté de l’Eurosystème, l’initiative marquante a été la réalisation du projet Target, lui-même conduit en trois temps, Target 1, Target 2, et T2S, et qui vit actuellement une nouvelle phase de modernisation avec le projet « Target consolidation » dont la mise en production est prévue pour novembre 2022. Une autre initiative marquante a été le projet TIPS, pour le règlement des opérations d’Instant Payment, qui a démarré en novembre 2018. Pour ces divers projets, le pragmatisme et la convergence ont prévalu, et ils doivent continuer prévaloir dans le futur.
À chaque fois, une forte ambition a porté ces initiatives, projets et règlementations. À chaque fois, chaque pays européen a été amené à adapter les règlementations aux spécificités de son marché, tout en respectant les objectifs européens. Et les avancées ont été très notables.
En vingt ans, l’Europe n’a pas chômé, et les paiements, qui n’étaient pas, il y a dix ans encore, dans les priorités stratégiques européennes, sont apparus progressivement comme constituant, avec les données, un des piliers du développement et de la souveraineté européenne, qu’on qualifie pudiquement « d’autonomie stratégique ouverte ».
Forte de cette longue expérience, trois nouvelles initiatives audacieuses et lourdes ont été engagées dernièrement par chacun des grands acteurs européens, Commission Européenne, Banque Centrale et Acteurs du marché, et qui impliquent à chaque fois un engagement fort d’accompagnement des deux autres.
La Commission Européenne a fait adopter en 2020 la première stratégie européenne pour les paiements de détail (Retail Payment Strategy ou RPS), qui a fêté sa première année en septembre dernier, et qui fixe des objectifs à long terme pour l’Europe.
Après une réflexion en profondeur sur les enjeux d’une monnaie digitale centrale (l’euro numérique), les Banques centrales de l’Eurosystème ont engagé une phase d’investigation en vue d’une décision à venir en 2023 sur sa mise en œuvre à moyen terme.
Enfin, après une réflexion commune, l’European Payments Initiative (EPI), combinant banquiers et acquéreurs, a été lancée en juillet 2020, ouvrant la voie à la création d’un scheme international de paiement, concurrent des grands schemes américains et asiatiques. Et fin novembre 2021, un pas important a été franchi par le Conseil d’administration d’EPI, qui a exprimé son intention de convertir la société intérimaire en une société cible, chaque actionnaire étant appelé à confirmer sa participation avant la fin de l’année en cours.
Pour que ces trois initiatives réussissent, elles doivent impérativement combiner ce qui a fait la force des succès européens, à savoir un consensus sur un objectif clair et ambitieux, appuyé chaque fois que nécessaire par une règlementation solide, un scénario qui combine un pilotage central et une mise en œuvre décentralisée, et un engagement de l’ensemble des acteurs de la Place européenne pour sa réalisation.
La France qui exercera la présidence de l’Union Européenne au premier semestre 2022, se doit de donner toutes leurs chances de succès à ces trois initiatives.
Pour la RPS, trois objectifs clés sont à atteindre, comme l’ont illustré les échanges lors de la table ronde de nos Rencontres du 9 novembre dernier (voir le compte rendu dans la Newsletter et sur le site) :
- Donner une impulsion forte à l’Instant Payment mais aussi au Request-To-Pay et à la facturation électronique, à la politique de valorisation de la donnée, à l’identité numérique et à la signature électronique, … ;
- Lever les barrières domestiques aux paiements européens, notamment avec le lancement d’un « Schengen » dans la lutte contre la fraude ; en favorisant les initiatives paneuropéennes, comme le projet EPI, qu’il faut accompagner notamment en favorisant son élargissement aux pays européens réfractaires, l’obtention de moyens financiers et la consolidation de son modèle économique, qui en assureront les moyens de succès ; et, par ailleurs, en favorisant l’émergence de champions et de licornes européennes dans les paiements, notamment la création d’un grand système de clearing paneuropéen ;
- Donner un cadre solide, au-delà de l’adoption définitive du projet MiCA, à l’Europe digitale dans les paiements, notamment par la constitution d’un consensus sur la mise en œuvre de monnaies digitales, centrale et privées, et en favorisant la création d’une industrie européenne puissante des cryptopaiements.
FRANCE PAYMENTS FORUM contribuera à faire avancer toutes les réflexions et à créer des consensus en Europe sur ces transformations…
Pour la monnaie digitale, le succès ne sera au rendez-vous que si l’Europe :
- Associe de façon solidaire les banques centrales, avec en premier lieu l’Eurosystème, et les acteurs privés, banques commerciales et EPAME (établissements de paiement et de monnaie électronique) et toutes les FinTechs candidates en ce domaine, pour constituer un écosystème complet ;
- Se dote d’un scénario commun à l’ensemble des acteurs, en privilégiant la création d’une masse critique dès l’origine par le lancement d’une monnaie digitale centrale de gros, et en faisant converger à moyen terme les agendas des acteurs publics et privés sur les monnaies digitales de détail ;
- Et enfin, se dote d’un cadre juridique solide pour les nouveaux acteurs et pour les monnaies digitales, commerciales et centrales, et les « stablecoins ».
FRANCE PAYMENTS FORUM contribuera à clarifier les concepts et les solutions, pour qu’un grand projet collectif solide soit rapidement défini.
Le projet EPI enfin, est bien parti, avec un fort soutien de tous les acteurs règlementaires, pour accompagner son ascension. Mais pour assurer son succès, il doit d’abord confirmer l’adhésion de la plupart de ses membres actuels à accompagner la transformation de la société intérimaire en société finale, et gagner trois guerres : la guerre marketing, la guerre économique, et la guerre industrielle.
- Le marketing se gagne toujours par une offre de services modernes et attractifs, et le projet EPI dispose déjà de belles ambitions en ce domaine ; mais aussi par la marque : il faut créer la marque au plus tôt, pour l’installer dès à présent dans l’inconscient collectif, à la fois par des campagnes de communication massives et en s’appuyant sur les communautés nationales et les organisations nationales préexistantes qui vont se dissoudre dans le projet.
- La guerre économique, à la fois par ses ressources propres, mais aussi en faisant appel largement au marché et aux financements publics, voire citoyens : il faut associer largement tous ceux qui le pourraient à cette belle initiative européenne ;
- La guerre industrielle, et en ce domaine, le projet est bien doté d’acteurs bancaires et non bancaires de premier rang, mais il doit regrouper davantage d’acteurs de divers pays européens et s’ouvrir à tous ceux qui veulent et peuvent contribuer à élargir l’offre de services.
FRANCE PAYMENTS FORUM va mobiliser toutes ses ressources pour un grand succès du projet EPI : ce sera « FPF for EPI » …
L’Europe est face à son avenir, et comme le disait Benoit Coeuré dans un discours récent : « the future starts today ». Et comme l’a rappelé dernièrement François Villeroy de Galhau, en reprenant la « belle phrase » de Winston Churchill : « Si vous ne prenez pas le changement par la main, c’est lui qui vous prendra à la gorge » et il ajoutait : « C’est maintenant et c’est ensemble ».
FRANCE PAYMENTS FORUM, créé initialement pour accompagner la phase finale du passage au SEPA, fêtera ses 10 ans au printemps prochain, et poursuivra sa démarche de rassemblement de tous les acteurs industriels et de service des paiements, bancaires et non bancaires, publics et privés, en France et en Europe, pour une Europe des paiements sans couture, puissante et souveraine, moderne, attractive et solidaire. Et pour appuyer la présidence française de l’Union Européenne, dans les paiements, FRANCE PAYMENTS FORUM va organiser un grand évènement le 10 mars prochain, avec tous les acteurs et nos partenaires de la Place de Paris et tous nos amis des diverses autres Places européennes. Merci à chacun des contributions qu’il pourra apporter à cette initiative.