Hervé SITRUK, Président, FRANCE PAYMENTS FORUM

Plusieurs événements de la dernière période requièrent, chacun à leur façon, une logique de resynchronisation… c’est-à-dire d’ajustement des horloges entre acteurs, pour favoriser une nouvelle phase de développement. Ces événements sont (1) EPI2, la relance d’EPI, qui devient l’épigone de la relance européenne dans les paiements, sans convaincre à ce stade, malgré la persévérance remarquable des actionnaires et animateurs de l’initiative, (2) les suites de la faillite de FTX, qui soulève l’urgence des réglementations du monde des cryptoactifs, surtout quand ils flirtent avec les monnaies privées, et font redécouvrir à certains qui l’oublieraient la notion de risque systémique, (3) le lancement du projet IXB sur l’Instant payment au service des paiements internationaux, qui soulève indirectement la question des paiements intra-européens, et (4) le débat sur le nouvel équilibre à trouver au sein de l’alliance occidentale, entre l’Europe et les Etats-Unis, suite à la guerre d’Ukraine, toujours en cours, et leurs conséquences pour l’Europe des paiements[1]

 

  1. EPI2, la relance d’EPI[2]

Certes, on attendait une relance d’EPI, avec deux nouvelles béquilles, l’une autour d’un mécanisme de paiement européen P2P ayant fait ses preuves, iDEAL et l’autre autour du wallet de la future monnaie numérique européenne, l’euro numérique. Mais, si l’objectif était de montrer que cette initiative interbancaire européenne continuait à vivre, malgré de nombreuses défections, et de porter haut et fort la flamme européenne, elle laisse sur la faim, car d’une part, l’enthousiasme initial n’est plus là, au sein des actionnaires mais aussi sur l’ensemble du marché européen, et d’autre part, l’objectif initial est abandonné (un scheme carte européen) alors que c’est celui qui donnait réellement vie au concept d’Europe des paiements.

Certes, il faut bien reprendre cette initiative par un bout et peut-être le moins encombré par l’existant, le paiement P2P, qui est aussi le plus prometteur de renouveau, avec l’IP. Et ce n’est qu’un repli stratégique diraient certains… sans abandon du projet initial à terme, et en attendant des jours meilleurs : il faut quitter le rêve pour la réalité des forces en présence et aussi du nouveau contexte géopolitique international. Et force est de constater d’une part que l’absence de champions bancaires européens conduit au sein d’EPI à une tentative de fédération de communautés bancaires nationales n’ayant pas perçu leur enjeu commun, et d’autre part, que la nouvelle donne à l’Est redonne de la vigueur à l’alliance à l’Ouest, et un espace nouveau de développement aux GAFAs et ICS d’outre-Atlantique, désarmant les velléités de relance du projet initial.

Mais peut-on construire une solution qui soit l’étendard de l’industrie européenne des paiements en ignorant la carte bancaire ? Peut-on devenir l’application de référence européenne dans les paiements en endossant exclusivement la stratégie du virement, peu marketing à ce jour, même si c’est l’Instant Payment, et en délaissant celle, mature, dominante et toujours conquérante, de la carte bancaire ? Ne faut-il pas prendre le taureau par les cornes et créer un scheme de paiement européen concurrent des ICS incluant les trois instruments de paiement du futur : carte, paiement instantané et euro numérique commercial et central…

Oui, il faut commencer par un bout et consolider ce qui reste du projet initial. Mais peut-on en rester là, compte tenu de la vitesse de l’évolution du marché mondial des paiements ?

Cela suppose une synchronisation nouvelle en Europe entre les banques européennes, les industriels ayant de leur côté montré à la fois leur engagement au service d’une Europe des paiements nouvelle et leur compréhension de l’importance, en termes de survie, d’une consolidation intra européenne. Et il manque la consolidation bancaire ET interbancaire européenne. Certes, c’est une synchronisation exigeante, car elle dépasse le confort des frontières domestiques et doit d’abord venir des banques européennes elles-mêmes : EPI ne peut être que la mouche du coche. Et cela touche les banques ET leurs systèmes de compensation et de paiement interbancaires. La concentration bancaire européenne ne s’est pas faite naturellement en 20 ans, bien à l’abri des frontières domestiques… Il faut donc inciter les acteurs à y aller. Et il faut que ces incitations à cette consolidation viennent des pouvoirs publics européens[3].

  1. Les suites de la faillite de FTX

Il fallait s’y attendre… Toute success story comporte une phase de doute profond ou de rupture. Et l’histoire en regorge.

La faillite de FTX semble bien provenir et de fautes de gestion et de mélange des genres, avec les libertés qu’autorisent aujourd’hui le grand western de la conquête du monde digital, des cryptoactifs aux paradis artificiels du Metavers.

Elle fait suite au crash de Terra et à l’instabilité des cours, de Celsius au Bitcoin… et à la folie spéculative à laquelle on a pu assister.

Mais cela remet-il entre cause l’apport, peut-être encore immature, des technologies de la blockchain et de la finance dite décentralisée ?

La presse a fait la comparaison de la faillite de FTX avec la banqueroute de Law, mais à tort, car John Law de Lauriston n’a pas fait de faute de gestion : il a été un précurseur innovant…Et on doit lui reconnaître un rôle majeur dans les économies modernes : moins de 100 ans après, le marché a donné raison à Law, sur l’intérêt du papier monnaie, et 300 ans après, il est toujours présent dans nos portefeuilles et dans certains bas de laine…

Une autre comparaison devrait retenir notre attention : en 2001, la chute de la Bourse a conduit de nombreuses Fintechs d’alors, notamment sur les marchés financiers, à se vendre aux banques qui ont pu réaliser alors à moindre coût leur aggiornamento vers la banque et la finance en ligne. De même pour le commerce électronique… Et 20 ans après, les survivants de cette aventure du commerce électronique sont parfois des Big Techs.

Ce qui s’est passé avec la faillite de FTX n’est que l’annonce d’une consolidation financière et industrielle internationale, suite à une phase de spéculation intensive, et avant un nouveau départ du marché des cryptoactifs.

Mais, surtout ce que montre cette faillite, c’est la redécouverte du risque, risque du marché insuffisamment encadré, malgré la réglementation MiCA, à venir, et surtout du risque systémique.

MiCA (Markets in Crypto-Assets) est la réglementation de référence en ce domaine. Mais elle tarde à être mise en œuvre et son entrée en vigueur n’est prévue que pour le début d’année 2024… Et certains envisagent une accélération de sa mise en œuvre.

Ainsi, comme l’a dit Mme BARBAT-LAYANI, Présidente de l’AMF : « l’affaire FTX nous interroge tous…. Cette affaire, qui est grave car beaucoup de gens ont sans doute perdu leur investissement, met en lumière la nécessité de réguler plus vite et plus fort le monde des cryptoactifs, pour mieux protéger les investisseurs, et de mieux les informer sur les risques pris. »

Mais, aussi, comme l’a dit la Présidente de la Banque centrale européenne (BCE) Mme Christine LAGARDE, il faut une réglementation plus approfondie des cryptoactifs : « Au moins, l’Europe [sur la voie de la réglementation des cryptomonnaies] est en avance sur le peloton. Mais comme je l’ai dit précédemment, c’est un pas dans la bonne direction. Ce n’est pas tout – il faudra un MiCA II, qui englobe plus largement ce qu’il vise à réglementer et à superviser, et c’est vraiment nécessaire. »

FRANCE PAYMENTS FORUM souscrit à cette proposition, si elle reste raisonnable, car c’est pour mieux rétablir la confiance. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain

Comme la Présidente de l’AMF nous pensons que : « Ce n’est nullement contradictoire avec l’attitude… d’encourager l’innovation et d’accompagner ces nouvelles offres pour permettre aux investisseurs de profiter de ce monde nouveau mais en connaissance de cause et dans un cadre maîtrisé, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. » Et nous ne souhaitons pas que « le premier contact avec l’investissement, pour un certain nombre de jeunes, se traduise par des pertes brutales. Il est important que l’écosystème des cryptos, démontre aujourd’hui son intégrité et son utilité sociale. ».

FRANCE PAYMENTS FORUM soutient le développement d’une industrie européenne des cryptopaiements et des monnaies numériques. Les nouvelles monnaies numériques, et notamment l’euro numérique, n’ont d’intérêt que si elles recourent à la technologie des Blockchains, et créent une nouvelle logique monétaire et industrielle. Sinon elles n’ont aucun intérêt et dupliquent, sans aucun apport nouveau, ce qu’offrent déjà les banques commerciales et les établissements de monnaie électronique.

Une synchronisation est nécessaire entre, d’un côté la réglementation des cryptoactifs et celle des monnaies digitales commerciales et, de l’autre, l’évolution rapide du marché : rater l’échéance ou freiner le mouvement pourrait avoir un effet boomerang. Pour la monnaie numérique de banque centrale, l’euro numérique, rappelons la position de FRANCE PAYMENTS FORUM : commencer rapidement par une monnaie de gros, et prendre le temps de la concertation pour la monnaie de détail … pour provoquer une forte adhésion, identifier les use cases innovant

 

  1. Le lancement du projet IXB sur l’Instant payment au service des paiements internationaux

Au moment où la Commission européenne prépare une révision majeure de la DSP 2 et une nouvelle réglementation sur le Paiement Instantané, l’exigence du G20 d’une amélioration substantielle des paiements internationaux prend forme, notamment avec le projet IXB de paiement instantané entre l’Europe et les États-Unis d’Amérique, plus précisément entre la zone euro et la zone dollar.

Dans un article récent dénommé « Synchronising instant payment systems to improve cross-border payment exécution »[4], deux représentants des institutions qui participent avec SWIFT au projet IXB, à savoir l’ABE-Clearing européenne et The Clearing House Payments Company (TCH) américaine, proposent de tirer parti des systèmes de paiement instantané existants au plan mondial, généralement nationaux ou régionaux, pour améliorer les règlements internationaux. Leur proposition est de relier entre eux les systèmes concernés, à la fois en émission et en réception et de synchroniser les règlements entre ces systèmes. Ainsi, cette interconnexion de systèmes, appartenant à des zones monétaires différentes, permettrait de mettre en place un système de paiement international, intégrés avec les systèmes locaux et régionaux, et offrant la vitesse d’exécution des transactions, combinée à un dénouement certain, et à des coûts prévisibles, sans avoir à construire un nouveau système. L’exemple de la réalisation du projet IXB entre l’Europe et les États-Unis permettant de connecter le système RT1 de l’ABE-Clearing et le nouveau système RTP de TCH, via SWIFT, répondant aux orientations  du CPMI[5]  et du FSB[6] , pourrait ainsi être répliqué entre d’autres zones monétaires. Cependant, ils notent qu’il resterait certaines frictions dans la gestion de ces opérations qui appelleraient des actions à la fois des autorités et des acteurs privés participant à ces systèmes.

Cette idée d’interconnexion de systèmes de paiement a longtemps été un scénario au plan intra-européen, soutenu notamment depuis le début des années 90 par la Commission européenne, pour construire un système de paiement intégré sur toute l’Europe, notamment en matière de paiement par carte. Il a jusqu’ici été rejeté par les banques, dans plusieurs pays européens comme la France, car d’une part cela nécessitait d’interconnecter de nombreux systèmes de tailles et technologies diverses, ce qui est apparu longtemps très complexe et coûteux, mais aussi cela soulevait de nombreuses questions économiques et juridiques, comme celles de l’ouverture des systèmes nationaux à des tiers, qui n’avaient pas participé aux investissements, et celle de la responsabilité en cas d’incident, notamment systémique. L’ouverture des systèmes nationaux, à tous les acteurs européens a déjà été acté au plan européen, sans que cela n’ait entrainé un mouvement de consolidation. La réponse de type IXB est un moyen d’éviter de construire un nouveau dispositif, pour répondre à l’exigence d’amélioration des paiements intra-européens. Mais, au niveau européen, le choix a été fait de privilégier une démarche plus « Business » pour construire un nouveau système, notamment via EPI pour les cartes et l’IP, ce qui s’est avéré infructueux, ou pour qu’émergent quelques systèmes qui se feraient concurrence et qui pourraient être des points de consolidation industrielle, ce qui n’a pas non plus fonctionné. D’autant que certains pays comme l’Allemagne n’ont pas vraiment de système de compensation géré par une structure unique, mais un enchevêtrement de systèmes régionaux. Les seuls systèmes pan-européens existants à ce jour sont, pour les cartes, ceux des deux ICS Visa et MasterCard et celui de STET sur deux pays, et pour les autres flux, ceux de l’ABE-Clearing et de STET, et bien sûr celui de la BCE- (TIPS).

La question aujourd’hui reste que l’Europe ne peut poursuivre sans un système de paiement qui assurerait l’interopérabilité et le dénouement des transactions sur toute la zone SEPA. Il faut donc reprendre l’initiative EPI, ou une autre, pour doter cette zone d’une solution viable, tant pour les transactions par carte que pour celles pour l’IP. Il ne peut y avoir d’un côté un dispositif international comme IXB, et de l’autre aucun système équivalent ou plus efficace sur toute l’Europe. C’est d’ailleurs le sens du projet de nouveau règlement de la Commission européenne sur le paiement instantané.

Aujourd’hui, il faut reprendre le sujet. Une nouvelle synchronisation est nécessaire entre banques européennes, via un scheme unique couvrant les trois futurs instruments de paiement clé en Europe, à savoir la carte, l’IP et l’euro numérique à terme. Quant aux opérateurs, il faut envisager des consolidations industrielles, qui auraient l’avantage de ne pas reconstruire de nouveaux dispositifs techniques.

 

  1. Le débat sur le nouvel équilibre à trouver au sein de l’alliance occidentale

L’évolution du contexte géopolitique, notamment le conflit ukrainien appelé à durer, a rebattu les cartes au plan mondial, et renforcé l’alliance occidentale, notamment entre l’Europe et les États-Unis, principalement à titre défensif et de sanctions, mais aussi la coopération économique et politique.

La question de la souveraineté européenne dans les paiements, inscrite dans la Stratégie européenne des paiements[7], adoptée en septembre 2020, a d’abord laissé place à la notion d’autonomie stratégique, pour ne pas se couper de l’innovation internationale, et même, pour donner suite à l’invalidation successive du Safe Harbor et du Privacy Shield, au projet de cadre transatlantique de protection des données personnelles signé entre la Commission européenne et le gouvernement américain, pour assurer la poursuite des travaux des entreprises. Le réalisme économique et industriel l’emporte sur les déclarations.

Mais le choix américain récent de favoriser, via l’Inflation Reduction Act (IRA), les entreprises installées sur son territoire, avec des aides financières massives aux investissements, a montré qu’il s’agissait d’une « ardente obligation », et Thierry Breton, Commissaire européen au Marché intérieur, a suggéré dans un premier temps la création d’un « fonds européen de souveraineté » face aux subventions américaines, avant que le Gouvernement américain n’envisage de corriger certains aspects de sa loi.

Cette question de la souveraineté du marché des paiements ne peut échapper à une révision et à une synchronisation entre l’Europe et les États-Unis. Il faut à la fois favoriser le développement d’une industrie européenne des paiements, et passer un accord avec les acteurs internationaux Big Techs et ICS, sur deux axes :

  • D’une part leur engagement à respecter les règles du marché européen des paiements, ce qui est le minimum, mais aussi à favoriser son intégration et soutenir son développement par des programmes d’action à moyen terme négociés avec la Commission européenne, notamment sur l’implantation en Europe de certaines de leurs activités internationales,
  • D’’autre part, leur engagement à céder certaines activités vitales pour l’Europe à première demande, en cas de menace majeure dans les relations entre partenaires internationaux.

Il faut rétablir la confiance avec tous les acteurs des deux côtés de l’Atlantique, comme cela s’est fait pour la protection des données. Et cela n’exclut pas, bien entendu, le soutien de la Commission Européenne à l’industrie européenne des paiements.

Ainsi, en cette fin d’année 2022, de nombreux sujets pour l’Europe des paiements doivent faire l’objet d’approfondissements, et les divers textes règlementaires en cours d’examen ou en préparation au plan européen, devraient permettre de faire avancer ces sujets. FRANCE PAYMENTS FORUM va accompagner en 2023 ces évolutions par ses Documents de position sur divers sujets, ses Rencontres digitales thématiques et ses évènements en présentiel, comme le futur PAY TECH DAY du 16 février 2023 (à noter sur vos agendas).

Et d’ici là, je vous présente à tous en mon nom personnel, et au nom de l’ensemble des membres de FRANCE PAYMENTS FORUM, nos meilleurs vœux pour 2023, personnels et professionnels, et suggèrent à ceux qui ne l’ont pas encore fait, de nous rejoindre, en adhérant à notre association.


[1] Le sujet de l’Europe des paiements, signalons que la révision de la Directive sur les services de paiement (DSP) fera l’objet d’un article d’Hervé Sitruk à paraitre dans le numéro de janvier 2023 de la Revue Banque.

[2] A l’heure de rédaction de cet éditorial, aucun communiqué d’EPI n’a été publié suite à la réunion de décision du 9 décembre

[3] Cf. Dans l’article à paraître dans la Revue Banque de janvier 2023, j’ai écrit : « La Commission européenne favorise la consolidation des chambres de compensation européennes sur les marchés des titres, les CCP, pour résister à la Place de Londres mais en oublie les ACH… pour résister à « l’ami américain » …

[4] Cf. Journal of Payments Strategy & Systems Synchronising instant payment systems to improve cross-border payment execution | HSTalks

[5] Committee on Payments and Market Infrastructures (CPMI)

[6] Financial Stability Board (FSB)

[7] Retail Payments Strategy (RPS)