La journée sur « L’Europe des services bancaires et financiers numériques » organisée le 24 mars dernier par FRANCE PAYMENTS FORUM, PARIS EUROPLACE et FINANCE INNOVATION, a été l’occasion d’un point complet de cette évolution majeure en cours au plan européen [1].
Quelques jours plus tard, la Rencontre digitale organisée le 7 avril par FRANCE PAYMENTS FORUM sur l’adaptation et la mise en œuvre, en France, des règlementations européennes a permis à la fois de montrer l’important travail de concertation de place qui a lieu en France pour appliquer au plus tôt les règlements européens, mais aussi la participation active des acteurs français à la concertation européenne dans les paiements.
La France est le pays le plus actif au plan européen pour faire avancer la règlementation européenne et pour organiser l’espace de paiement européen, sans arrogance et en recherchant patiemment avec d’autres les moyens de construire les futurs systèmes et normes européens dans les paiements.
Mais, à l’impossible nul n’est tenu : alors que les acteurs français ont accepté unanimement de ne pas déployer ni imposer au plan européen les systèmes interbancaires français tels que Cartes Bancaires, STET, SEPA-Mail ou PayLib, voire en acceptant de les remettre en cause pour aller vers des systèmes européens communs, d’autres en Europe font prévaloir leurs préférences nationales et leurs investissements locaux, pas toujours très compétitifs, voire un amoncellement de standards plutôt que le choix de standards européens communs et uniques par domaine d’application, comme pour les APIs pour l’Open Banking.
C’est la conclusion à laquelle on est bien obligé d’arriver en constatant l’échec partiel de l’initiative EPI de construire un nouveau scheme carte en Europe, concurrent de celui des ICS [2], du fait de la défection des banques italiennes, espagnoles, et de certaines banques allemandes, entre autres.
Comme l’a dit Mme Martina Weimert, CEO de l’EPI Interim Company, « C’était un projet ambitieux, un vrai défi qui s’est heurté à trois problèmes finalement très humains, mais aussi, très symptomatiques de la construction européenne ». « Tout d’abord, les nationalismes, les égoïsmes et les intérêts locaux ont pris le dessus. Ensuite, le court-termisme de certains dirigeants qui réclamaient un retour sur investissement immédiat alors que chacun sait que dans les paiements, rien n’est simple, rien n’est immédiat, mais qu’il y a une manne extraordinaire de revenus à attendre dans l’avenir. Enfin, il existe chez certains une volonté de « free riding », c’est-à-dire de participer sans investir, de dire allez-y et on vous suivra après ».
Il faut encore une fois féliciter toutes les grandes banques françaises, mais aussi néerlandaises, belges et certaines allemandes qui acceptent sans crainte la compétition européenne, ainsi que les industriels européens, au premier rang desquels Worldline, qui ont joué le jeu européen et vont poursuivre avec opiniâtreté.
Pourtant, la situation internationale, et notamment la guerre d’Ukraine, devrait rappeler à chacun les menaces qui pèsent sur l’Europe au plan mondial et l’impérieuse nécessité de dépasser les enjeux domestiques.
La guerre d’Ukraine met en lumière la fragilité des accords économiques internationaux et les menaces qui en découlent pour la Souveraineté européenne. Elle met aussi en valeur l’ambivalence d’une situation marquée par le renforcement de l’alliance militaire européenne avec les États-Unis au sein de l’OTAN et néanmoins la poursuite de la compétition économique entre ces deux alliés. Et elle met enfin en évidence ce que nous écrivons depuis plusieurs mois, à savoir que l’Europe est devenue le terrain de jeu et de compétition des ambitions géopolitiques et économiques de quelques grandes puissances mondiales comme les États-Unis et la Chine, et maintenant la Russie.
Et si la guerre d’Ukraine impose une unité sans faille entre alliés, sans tergiversation au plan des sanctions envers la Russie et de l’assistance multiforme à l’Ukraine, elle ne peut occulter l’ambiguïté de la situation au plan économique entre ces mêmes alliés. Et cela est particulièrement vrai dans le domaine des paiements. C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier la déclaration du Président Français enjoignant l’Europe à ne pas confier sa souveraineté à d’autres « continents ». Et même si le terme de souveraineté a laissé place à celui d’« autonomie stratégique ouverte », il n’en occulte pas l’enjeu réel. Et c’est dans ce contexte qu’il faut mesurer les enjeux du projet EPI, et même du projet d’euro numérique.
L’échec de la mise en œuvre du projet EPI, du moins dans sa mouture initiale, reste caractéristique d’une Europe des paiements soumise à la fois :
- à la fragmentation du marché européen en marchés domestiques n’ayant que peu de flux de paiements avec leurs voisins (moins de 5% des paiements européens…),
- au bon vouloir de certains acteurs bancaires qui font valoir la priorité accordée à leurs investissements domestiques au détriment de la construction de solutions européennes,
- et à la suprématie non cachée et, disons-le, arrogante, des schemes cartes internationaux en Europe, à la fois au plan marketing, financier et industriel, qui leur permet notamment de détourner certains acteurs bancaires européens de l’ambition européenne commune à l’aide de leurs programmes de sponsoring.
Cet échec met surtout en évidence les limites du principe de subsidiarité, longtemps prôné par le Royaume Uni (qui a depuis lors quitté l’Union européenne) et maintenu en Europe, 20 ans après la fin de la migration à l’euro.
Ces deux évènements, échec relatif d’EPI et guerre d’Ukraine, constituent ensemble un scénario de rupture dans la mise en œuvre de l’Europe des services bancaires et financiers, notamment pour les paiements, car ils doivent conduire à revoir certains principes de la construction de l’Europe des paiements et des services bancaires et financiers digitaux. Et à accentuer l’urgence et la nécessité des projets EPI et euro numérique.
Le principe de subsidiarité a fait long feu, et il faut le revoir en profondeur, au moins pour les paiements. Le principe de solidarité européenne qui prévaut pour l’aide à l’Ukraine doit aussi prévaloir pour la poursuite de la construction européenne.
Et l’exemple de la France peut servir de modèle à l’Europe.
En effet reportons-nous un peu plus de 30 ans en arrière, à la fin des années 1980. L’Europe actuelle, née à Maastricht était encore dans les limbes. Le système français de paiement de détail était fondé sur 104 chambres de compensation traditionnelles (dont la Chambre de Compensation des Banquiers de Paris- CCBP) pour les échanges sur support papier (dont les chèques), et 9 ordinateurs de compensation (OC) régionaux pour des échanges de virements et prélèvements sur supports magnétiques.
Les groupes bancaires mutualistes et commerciaux, disposaient certes d’un organe central de contrôle, mais étaient éclatés en banques régionales assez indépendantes et actives auprès des OC, et pas toujours alignés dans leurs politiques, y compris en matière de carte bancaire, partagées en « bleus » et « verts »… dans tous les réseaux.
Et plus de 75% des échanges de moyens de paiement étaient intra régionaux (voire locaux)… et moins de 20% nationaux, le reste international, dont européen.
Et pourtant, …
Et pourtant, les banques françaises ont pris plusieurs décisions clés :
- l’unification de leur système carte sous l’égide du Groupement des Cartes Bancaires, qui récupérait ainsi le logo CB, provenant de la Carte Bleue, avec un regroupement des bleus et des verts, un vocabulaire commun dont la notion de systèmes à 4 coins (que j’avais alors proposée, donc née en France) et des règles communes,
- la suprématie du scheme CB en France et le renvoi des schemes cartes internationaux aux frontières de la France,
- la création du Groupement pour un Système Interbancaire de Télécompensation (GSIT) et la mise en place du SIT, l’ancêtre de STET, soit un système interbancaire national (alors que les flux de paiement étaient intra régionaux pour l’essentiel avec les OC gérés par la Banque de France et l’OCP de la CCBP), et un système strictement électronique (on dirait numérique aujourd’hui) pour les échanges de toutes les transactions dématérialisées (cartes, virements, prélèvements…). Une première mondiale, que nos amis Belges ont appréciée et reprise avec STET,
- la création du système d’autorisation carte, le RCB, également au plan national, pour permettre un accès unique de l’ensemble des commerçants acceptant la carte et de tous les DAB nationaux,
- le lancement de la carte à puce avec le principe de rejet des transactions en cas de non-contrôle du code sur la puce, encore une première mondiale, avec un programme de dérogation pour les commerçants s’engageant sur un programme de bascule à la puce,
- l’affirmation du rôle des banques participantes, comme gestionnaire du système interbancaire, l’adoption de l’interchange de la carte pour assurer la quasi-gratuité du service aux consommateurs et la mise en place d’une tarification favorable aux banques assurant 30% de leurs flux en intrabancaire, pour favoriser les investisseurs, ce qui n’excluait aucune limite à la concurrence entre banques sur les services de paiement,
- l’ouverture à toutes les autres banques pour l’accès au système national commun, en sous participants techniques ou financiers.
Bref, la généralisation du principe de l’interbancarité comme loi d’airain pour tous, avec à la clé de nombreux services pour les consommateurs, tels que l’interbancarité des retraits ou l’acceptation généralisée des cartes bancaires auprès de tous les commerçants affiliés.
Les banques françaises ont ainsi disposé longtemps du premier système de paiement national au monde avec le taux de fraude le plus bas du monde. Et ces principes ont également conduit à l’unification des grands réseaux bancaires mutualistes ou commerciaux sous l’égide de leur organe central. Une consolidation bancaire domestique, comme on souhaite une consolidation bancaire et industrielle européenne…
Et cette interbancarité avait été qualifiée de bonne entente par l’Autorité française de la concurrence car apportant de très nombreux services aux consommateurs.
Les banques françaises peuvent être fières de leurs systèmes interbancaires depuis 30 ans, qui ont montré leur efficacité et leur résilience.
Au plan européen, ce schéma n’a pas encore été mis en œuvre malgré son apport manifeste, et le principe de subsidiarité lui a été préféré… On peut y voir un rejet du modèle français dans une Europe multiforme (notamment l’opposition franco-allemande entre centralisé et décentralisé), et les Français y ont renoncé pour éviter ce que certains auraient considéré comme une nouvelle forme d’arrogance française, mais les faits sont là : le système de paiement français montre tous les jours sa puissance avec le nombre de transactions le plus élevé d’Europe, la fraude et les coûts les plus bas. Et nul ne peut nier qu’en matière d’interbancarité, toutes les banques françaises sont au rendez-vous du projet EPI.
Son efficacité est donc prouvée et il est maintenant temps d’y revenir. Il est temps de créer une interbancarité européenne, non seulement de standards comme à l’EPC, mais de gestion interbancaire de systèmes communs et de considérer que les paiements, au moins les nouveaux instruments de paiement européens, doivent être traités strictement au plan européen même si le niveau européen ne constitue que moins de 5% des paiements. Il est temps de créer une interbancarité européenne avec des principes forts excluant chaque fois que possible les logiques nationales, chaque fois qu’elles ne sont pas pertinentes, et donc dès à présent pour les nouveaux instruments européens comme l’Instant Payment et à moyen terme pour le SCT et le SDD… Et en réfléchissant à une solution intégrant la compensation carte également au plan européen.
J’ajoute un point : pourrait-on concevoir une nouvelle monnaie européenne, comme l’euro numérique, sans règles strictement européennes ? Ne faudrait-il pas là aussi revenir sur certaines notions dont la déclinaison varie d’un pays à l’autre, comme celle du « cours légal », pour adopter une règle européenne unique ? Et cela n’obligera-t-il pas à construire une mécanique (pour ne pas dire un système européen …) pour accompagner l’action des banques en ce domaine ? La consultation lancée dernièrement par l’Union Européenne sur l’euro numérique [3] soulève d’ailleurs à bon escient ce point clé, parmi d’autres, pour en suggérer une définition commune au plan européen. Il faut faire de même au plan des systèmes de paiement.
Certes, on peut objecter trois points :
- Cela est déjà en partie le principe européen puisque les systèmes de compensation et de paiement ne doivent plus avoir de frontières juridiques nationales. Mais il faut aller plus loin : la règle doit être la transformation progressive des systèmes domestiques en systèmes européens, avec une interbancarité européenne, et l’arrêt progressif des compensations domestiques (sauf pour des instruments strictement domestiques comme le chèque). Là encore, il faut réfléchir à un scénario de migration, et à une transition en douceur, mais la cible et l’échéance doivent être prédéfinie pour permettre une adaptation progressive ; les concertations domestiques, si riches, devront se poursuivre pour à la fois gommer certaines disparités nationales, adapter les processus et participer activement du programme de formation et de communication, qui sera nécessaire… Comme cela l’a été pour la migration à l’euro…
- Les modes de paiement sont différents d’un pays européen à l’autre, avec des cultures parfois opposées. Je le sais pour l’avoir moi-même écrit il y a 30 ans dans le premier rapport sur les systèmes de paiement européens, et j’ajoutais même que « en ce domaine, la France et l’Allemagne sont en opposition de phase ». Mais, c’était il y a 30 ans… ! A l’heure du numérique et de la globalisation des systèmes de paiement, notamment de ceux mis en place au plan mondial par les ICS et les Bigs Techs, cet argument ne peut plus tenir. Il faut essayer de dépasser les pratiques domestiques, au moins dans l’espace unique de paiement européen, en commençant par les entreprises et les achats publics, et profiter du numérique pour gommer certaines pratiques locales. Même si cela prendra du temps, c’est une ardente obligation.
- La consolidation des systèmes de paiement et de compensation n’a pas eu lieu en Europe, et la règlementation ne peut l’imposer. Certes, mais, il faut d’une part constater que les grands systèmes européens de compensation comme STET, l’ABE-Clearing, et TIPS, voire certains autres, sont encore trop petits et insuffisamment universels en Europe pour résister le jour venu (probablement prochainement, surtout après l’échec d’EPI) à une offensive des Big Techs et des ICS, et qu’une consolidation semble impérative et urgente ; et d’autre part il faut que, pour les nouveaux instruments de paiement européens, l’exigence de « reachability » impose l’accès à des systèmes disposant à la fois d’une masse critique suffisante (supérieure à 10 ou 20% des paiements européens par exemple) et d’une présence dans plusieurs pays européens. Une telle mesure favoriserait la consolidation tant recherchée, ou au moins, une concentration des opérations dans un nombre restreint de systèmes pan-européens, même si les ICS et Big Techs chercheraient à en tirer profit.
Pourtant, l’intérêt de ce schéma serait multiple :
- D’abord la réaffirmation de la primauté du niveau européen dans les paiements,
- Puis, l’unification des systèmes de compensation pour disposer à terme du même système et non d’une interconnexion de systèmes hétérogènes. Cela existe déjà entre la France et la Belgique (malgré quelques différences locales), et cela doit être généralisé, même avec dans un premier temps des mécanismes de gestion domestiques, mais avec à terme la disparition de ces différences pour les instruments européens historiques comme le virement européen (SCT) et le prélèvement européen (SDD),
- L’obligation faite aux banques européennes, et notamment aux banques réticentes à l’égard du projet EPI, de choisir entre soit être participant direct, soit être sous participant du système, avec les conséquences financières et techniques dans les deux cas,
- Et surtout la réaffirmation de la souveraineté européenne dans les paiements et l’apport de nombreux services européens aux consommateurs.
Il est donc temps de considérer que la zone de paiement SEPA est « Single » et non « Common », tout comme l’euro est une monnaie unique et non commune, et de passer à l’Union bancaire et au Marché Unique des Paiements. Cela redonnerait de la puissance au projet d’euro numérique, mais aussi et surtout au projet EPI. Et ceux qui font prévaloir leurs intérêts personnels au détriment des intérêts communs doivent en payer le prix… Et ceux qui sont vertueux en retirer quelques retours… C’est cela le vrai « Level playing field » et pas une fausse égalité de façade entre ceux qui jouent seuls et ceux qui jouent collectif. L’efficacité du marché dans l’intérêt de tous prime sur une compétition stérile. Il faut certes une même règle pour tous, mais y compris dans les investissements d’intérêt commun… Et qu’on ne vienne pas nous opposer des règles de concurrence ou de prix obsolètes, surtout à l’heure de la globalisation et des Big Techs. Il faut choisir entre des champions européens ou un marché ouvert, comme on dit une « ville ouverte » en temps de guerre… !
[1] Cf. Communiqué commun FRANCE PAYMENTS FORUM, PARIS EUROPLACE, et FINANCE INNOVATION, sur la conférence du 24 mars 2022 sur « L’Europe des services bancaires et financiers numériques »
[2] International Cards Schemes