Hervé SITRUK, Président, FRANCE PAYMENTS FORUM

L’Europe des paiements ne peut s’embourber dans le seul sujet des conséquences des évolutions géopolitiques mondiales ou de la situation économique inflationniste et récessionniste européenne. Elle doit regarder l’avenir à long terme, et cet avenir passe par le déploiement du paiement instantané, par l’inscription des cryptopaiements et des monnaies digitales, notamment l’euro numérique, au cœur des stratégies bancaires et non bancaires, et par l’exploitation des potentiels des nouvelles technologies. Cet avenir passe également par la poursuite de la digitalisation des paiements, par la relance d’un projet de scheme carte européen et par la réaffirmation de la souveraineté européenne dans les paiements.

La période de mi-octobre à mi-novembre 2022 a montré une volonté européenne de poursuivre le développement et l’intégration de son marché des paiements, et de ne pas abandonner ses projets-phares tout en prenant le temps de les mener à bien, et ce, malgré le contexte anxiogène mondial, les coups de boutoir des GAFAs et des schemes cartes internationaux (ICS) et leurs impressionnantes avancées dans les paiements et l’innovation technologique, la chute des marchés des cryptoactifs et la formidable dynamique des cryptopaiements[1].

Ces dernières semaines trois événements clés ont permis de mesurer le dynamisme du marché des paiements et la volonté d’avancer : le SIBOS à Amsterdam, le projet de règlement sur l’Instant Payment de la Commission européenne, et la conférence co-organisée par la Commission européenne et la Banque centrale européenne sur l’euro numérique.

Le SIBOS et les évolutions de SWIFT

Le SIBOS a permis d’évoquer tous les grands sujets des paiements en Europe et au plan international,  comme (1) la croissance du marché des paiements, (2) le choix entre un marché fragmenté avec des APIs ou normalisé, (3) les monnaies numériques de banque centrale (MNBC) et leurs impacts sur les paiements, (4) le futur des paiements et l’importance qu’y prennent les questions environnementales, sociales et de gouvernance (ESG), (5) l’outsourcing, (6) les paiements internationaux du futur, (7) le metavers, (8) les solutions de BNPL[2] et le changement futur du rôle des banques qu’il pourrait induire, … (9) et bien sûr la fin de la migration vers la norme ISO 20022.

Sur ce dernier sujet, à la suite du SIBOS, la BCE a annoncé le report de quatre mois (du 21 novembre 2022  au 20 mars 2023) du lancement  de son nouveau système de règlement de gros (le projet « Target consolidation »), en expliquant que cette décision « a été motivée par la nécessité d’accorder davantage de temps aux utilisateurs pour achever leurs tests dans un environnement stable » et qu’elle a également « tenu compte de l’importance et de la nature systémique de T2, notamment au vu des conditions géopolitiques actuelles et de la volatilité des marchés financiers ».   SWIFT, de son côté, a pris acte de cette décision et annoncé « accepter la demande de sa communauté d’utilisateurs de reporter à mars 2023 la migration à la norme ISO 20022. Cette migration permettra un meilleur dénouement des transactions, et comme l’a indiqué Saskia DEVOLDER, Directrice du programme stratégique de SWIFT pour les paiements internationaux, « de vérifier les données, de réaliser les tâches de conformité et de validation dans la foulée, et aussi d’informer le client qu’un paiement va arriver sur son compte ».

Mais un thème central du SIBOS a concerné l’Instantanéité dans les paiements. SWIFT a engagé une rénovation de tous ses systèmes vers l’Instantanéité des transactions. Marianne DEMARCHI, Directrice de SWIFT Europe, viendra nous présenter tout cela à FRANCE PAYMENTS FORUM à la mi-janvier 2023. Mais déjà, il faut noter que « 75 % des transactions GPI parviennent à destination dans l’heure et 25 % dans la journée », comme l’a déclaré Saskia DEVOLDER, ajoutant que « il ne s’agit pas de faire passer toutes les transactions internationales en temps réel, mais plutôt de traiter différemment les transactions selon leur niveau d’urgence. »

Rappelons que SWIFT est également engagé sur de nombreux autres projets dont le projet IXB (Interlinking Cross-border) d’EBA Clearing et RTP (Real-Time Payments), une plateforme d’interconnexion temps réel entre l’euro et le dollar.

Les paiements instantanés

C’est dans ce contexte favorable aux paiements instantanés que la Commission européenne a présenté sa proposition de règlement visant à accélérer le déploiement des paiements instantanés en Europe, qui serait promulgué au printemps prochain.  Ainsi par exemple, les prestataires de services de paiement seront tenus de proposer des services de réception de virements instantanés, six mois après l’entrée en vigueur du règlement , soit probablement à l’automne 2023[3].

Il faut saluer cette action de la Commission européenne en faveur du paiement instantané (IP) afin de garantir un service sur toute l’Europe, et venant en complément des initiatives nationales en ce domaine, comme en France, et de choix de certaines banques européennes.

Mais il faut rappeler trois points :

– À ce jour, près de 50% des paiements européens sont réalisés via une transaction carte bancaire et il n’y a toujours pas de scheme européen assurant une interopérabilité de ces transactions sur l’ensemble de l’Europe ;

– Les virements représentent de l’ordre de 20% des transactions de paiement en Europe et sont en recul de 10% en volume depuis 20 ans, et on ne sait pas si l’IP pourra, à défaut d’inverser la tendance, au moins la stabiliser, notamment en se substituant au SCT (le virement européen lancé il y a déjà près de quinze ans …) ;

Enfin, comme nous l’avons écrit par ailleurs[4], et comme l’a fort bien rappelé Gilles GRAPINET, Président de Worldline lors de la conférence BCE/Commission sur l’euro numérique « Instant payments is a brilliant technology concept, but the problem is that is was lacking a precise rulebook, a business model, a branding, a marketing, all things that make a payment mean a success or not. ».

Voilà un double défi pour le SEPA, favoriser la création d’un espace unique (« single ») pour les transactions IP ET par carte (et non pas   un espace « commun » (CEPA), non interopérable), et garantir la souveraineté européenne dans les paiements de détail. Cela ne relève pas seulement d’une démarche législative ou règlementaire, qui devrait d’ailleurs être étendue aux transactions par carte, mais d’une nouvelle initiative interbancaire visant à créer un nouveau scheme européen Carte + IP sur toute l’Europe avec des règles convergentes, une marque unique, un même business model et laissant à chacun le choix des instruments les plus adaptés à ses paiements, mais avec une acceptation universelle en Europe. Cela permettrait de fédérer un plus grand nombre de pays européens que ce ne fut le cas lors du projet initial EPI, compte tenu du patchwork européen des paiements.

Comme l’a rappelé Fabio PANETTA, membre du Directoire de la BCE, également lors de la conférence BCE/Commission sur l’euro numérique : « We have to build a system that would work in 19 countries, for 19 different banking systems, 19 different structures of retail payment shopping attitudes ». Cela s’applique également pour les transactions IP ET par carte, et si on veut créer un véritable SEPA, seul un scheme européen IP-Carte-euro numérique, permettra d’assurer une coexistence de ces différents instruments de paiement à travers l’ensemble de la zone euro.

FRANCE PAYMENTS FORUM va analyser le projet de règlement de la Commission européenne, et élaborer un document de position sur le sujet, et sera amené à faire des propositions et engager le débat, via diverses Rencontres digitales.

Mais déjà trois remarques (en reprenant des éléments du débat déjà engagé à FRANCE PAYMENTS FORUM) :

  • L’angle de l’alignement des prix des services de virement au plan national et européen est porteur de distorsions de concurrence entre pays, mais aussi entre instruments de paiement, et il vaut mieux recourir au même business model, ou au même package de service pour tous les instruments de paiement et pour tous les pays, donc au même scheme IP ET Carte. « L’objectif est que le paiement par virement puisse être aussi fluide que le paiement par carte (où les clients ne sont pas facturés à la transaction)» comme le rappelait Fanny RODRIGUEZ, membre des boards ETPPA et AFEPAME.
  • Les trois priorités de ce règlement sont l’atteignabilité[5] de tous les comptes de la zone SEPA, la sécurité des transactions et le dépassement des systèmes nationaux. L’objectif doit être de disposer d’une panoplie d’instruments de paiement réellement européens, et non d’une juxtaposition d’instruments de paiements communs mais personnalisés par pays, et de schemes ou de systèmes de compensation nationaux, comme pour la carte bancaire actuellement et les autres instruments de paiement scripturaux européens.
  • Enfin, il ne faudrait pas passer à côté de deux objectifs clés pour la réussite de l’IP, qui ne peuvent être traités par un acte règlementaire : la standardisation des transactions au POI, et la qualité informationnelle des transactions, notamment « la correspondance du bénéficiaire et de l’IBAN dans l’API AIS », pour réduire le taux de rejet pour erreur ou fraude, et accroitre la confiance des clients.

L’euro numérique

La BCE et la Commission européenne ont organisé en commun, le 7 novembre,  une conférence de haut niveau sur l’euro numérique et son cadre législatif[6].

L’euro numérique est un troisième instrument de paiement numérique, en plus du paiement instantané et de la carte, et il vise à apporter « a real improvement for people – for citizens, for businesses », comme l’a souligné Mairead Mc GUINNESS, Commissaire européenne en charge des services financiers.  Et le défi est de réussir sa large adoption en Europe, comme l’a rappelé Christian LINDNER, ministre allemand des finances : « We should introduce a digital euro that is really accepted by people and not only by policy makers ».

Ce projet d’euro numérique, est « simply a fantastic turnaround for our payment industry » comme l’a fort justement rappelé Sylvie CALSACY, Responsable des affaires publiques et règlementaires de Worldline, sur un post LinkedIn. FRANCE PAYMENTS FORUM soutiendra les avancées en ce domaine, tout comme il le fera pour les monnaies numériques des banques commerciales.

FRANCE PAYMENTS FORUM soutient la création de l’euro numérique à la fois pour offrir de nouveaux services de paiements programmables en Europe, pour favoriser le développement d’une industrie européenne des cryptopaiements et pour garantir à la fois la souveraineté européenne et la stabilité financière internationale, face aux menaces des Global Stablecoins, comme l’a identifié le FSB du G20.

En effet, ne nous trompons pas : il ne s’agit pas uniquement de créer de nouveaux services de paiement. Il s’agit aussi de lutter contre un double risque, de confusion entre monnaies et autres actifs numériques financiers, en l’absence de monnaies numériques de banque centrale ou de banque commerciale, et d’instabilité financière, comme l’a rappelé Mme Christine LAGARDE, Présidente de la BCE: « It is a potentially disruptive transformation (…) : in the absence of a public anchor, the emergence of new kinds of digital assets could harbour instability and confusion among citizens about what is money and what is not. Take for example crypto assets, held or used by 16% of Americans and 10% of Europeans in 2021(…) the entry of big techs into payments could increase the risk of market domination and dependence on foreign payment technologies, with consequences for Europe’s strategic autonomy ».

Mais, la détention de cryptoactifs et leur usage en contrepartie des paiements constitue désormais une réalité au plan international, encadré par le règlement MiCA qui a été enfin publié, et le FSB n’a pointé du doigt que les « global stablecoins ».

Et Christine LAGARDE ajoutait ce qui apparaissait pour elle comme une autre menace: « Almost half of euro area consumers say they prefer to pay with cashless means of payments, such as cards”. Pour la citer en entier, rappelons qu’elle ajoutait: “We will continue to provide cash, but if it is used less and less for payments, public money could ultimately lose its role as the monetary anchor for the hybrid model, threatening its key function in securing trust in payments, with implications for the economy. Payments are a public good that is simply too important to be left to the market”.

Certes, et nous sommes d’accord avec la BCE et la Commission Européenne pour considérer que la monnaie centrale constitue un point d’ancrage majeur de l’économie, et c’est une des raisons de notre soutien à l’euro numérique. Mais pas seulement, et il ne s’agit pas à cette heure d’une menace de « cashless society » européenne, à l’exception de la Suède, mais d’une « less cash society », pour favoriser une économie numérique. Et le lancement de l’euro numérique n’a pas pour objectif majeur de remplacer le fiduciaire déclinant. De plus, le choix des instruments de paiement doit être celui des acteurs économiques, consommateurs et entreprises, et l’économie de marché n’est pas en cause, car elle apporte une réponse efficace aux besoins des consommateurs en matière de paiements, comme le montrent les succès de la carte bancaire en Europe et des cryptopaiements au plan mondial[7].

Pour nous, FRANCE PAYMENTS FORUM, cette réduction de la part des espèces dans les transactions de paiement en Europe n’est pas un problème préoccupant sauf en cas d’absence prolongée d’un scheme carte européen ET de paiement instantané, d’un euro numérique de banque centrale ou de banque commerciale, et d’une industrie européenne des cryptopaiements.

Le problème est plutôt, comme l’a encore rappelé Gilles GRAPINET, que lancer un euro numérique « it is not launching a new currency, it is launching a new payment means » et la principale question est alors : « What is the « killer use case » of the digital euro ? ». Même si c’est également une nouvelle forme de monnaie qui exige une règlementation européenne. Et Ana BOTIN, Présidente de la Fédération Bancaire Européenne lui a répondu « the “killer use case” which is the faster one, the route to the digital euro is having a CBDC wholesale application ».  Et elle ajoutait « The retail side requires more work, and clearly that will come later. ». C’est aussi la position de FRANCE PAYMENTS FORUM. Mais Ana BOTIN ouvrait néanmoins la voie pour les paiements de détail: « there is a possibility of collaboration between two projects, the goal being to have P2P instant payments across the euro with the digital euro project ».

En effet, comme l’a rappelé Christine LAGARDE, « digital euro is not a stand-alone project ». Ce projet s’inscrit dans un espace de paiement européen déjà fort encombré… Il faut donc prendre le temps d’analyser les choses., surtout pour les paiements de détail.

Aujourd’hui, il y a trois défis :

1- d’abord inscrire cet instrument nouveau dans la panoplie des instruments de paiement européens ;

2- puis assurer son adoption la plus large

3- enfin, répondre aux attentes stratégiques européennes.

 

  1. Inscrire cet instrument dans la panoplie des instruments de paiement européens nécessite de trouver sa place principale et ses usages principaux dans les services de paiement, ce qui suppose (a) une réflexion stratégique sur le marché des paiements à moyen et long terme en Europe, comme le souhaite la France et comme l’a rappelé Bastien LAFON, de la Direction Générale du Trésor, lors de notre plénière mensuelle du 20 octobre [8], mais aussi Mairead Mc GUINNESS « a digital euro – to be successful –  has to provide real added value and strong use case for citizens » (b) un scheme européen, comme le pense la BCE, mais pas indépendant du scheme IP + Carte, avec toutes ses composants réglementaires, techniques, marketing et financiers, (c) une acceptation universelle en Europe qui exige un cadre juridique ad hoc, et notamment une définition unique du cours légal  au plan européen.
  2. Assurer son adoption la plus large, ce qui suppose (a) d’abord, un débat ouvert au plan européen comme l’a rappelé Mairead Mc GUINNESS «this need for a very broad political discussion» Et elle ajoutait: « it’s really important that the Commission drafts legislation and the co-legislators then are very involved in the detail. » Et « It’s what democracy is for and about», (b) une implication de tous les acteurs public et privés, « the central bank and the private providers », y compris les banques et les entreprises, et une coopération étroite entre eux. Et comme l’a aussi rappelé Gilles GRAPINET « Exploring together with all stakeholders, how a digital euro could be set up to bring real additional value into our payment ecosystem is a very much welcomed initiative ». De son côté, Ana BOTIN a insisté : « banks want to help, to collaborate with the ECB and others. We really believe this is not just a good thing for consumers, but it is also important that Europe can stay at the forefront of innovation in the digital world. » (c) enfin une communication vers tous les acteurs, y compris vers les consommateurs, pour garantir une bonne compréhension des apports et des règles, ce qui n’est pas aisé à l’heure du numérique, et qui est pour le moment, encore prématuré.
  3. Enfin, il faut que ce nouvel instrument réponde aux attentes stratégiques européennes. Comme l’a souligné Mairead Mc GUINNESS « it has to address this broader concept of Europe’s strategic economic needs» et notamment (a) « essentially to maintain the role of public money in this increasingly digitalized economy »; (b) « provide strategic autonomy »; (c) « improvements can be domestic but also international » : « digital euro could, from the very beginning, be interoperable with other jurisdictions ».

Vaste programme. Et comme l’a ajouté Mme Mc GUINNESS : « There are questions that remain unanswered ». Nous ajouterions de notre côté un autre point majeur, il faut (a) un scénario d’introduction qui garantisse le succès de l’opération et la création dès l’origine d’une masse critique qui garantira la valeur de l’euro numérique, (b) des solutions techniques avancées, comme le rappelait Ana BOTIN : « it is important that Europe can stay at the forefront of innovation in the digital world » Et de citer « full programmability », DLT,… (c) « build a good rulebook and find a good business model », comme le rappelait Gilles GRAPINET.

Pour conclure, on reprendra encore deux autres formules de Mairead Mc GUINNESS: « So lots more discussion will be required », et « The devil is in the detail ». Et la conclusion de Gilles GRAPINET s’impose: « Rome was not buit in one day.  Sometimes you need to be patient to get a massive adoption ».

Ainsi, l’Europe se remet en marche dans le bon sens. L’espoir est là. On attend encore des nouvelles d’EPI… Et ici aussi, il faudrait une forte relance et FRANCE PAYMENTS FORUM souhaite y contribuer.

FRANCE PAYMENTS FORUM va donc poursuivre ses travaux de mise en commun des réflexions et de proposition autour de nos 9 groupes de travail, mais aussi poursuivre ses communications au travers de diverses Rencontres digitales sur de nombreux sujets, et notamment le PAY TECH DAY qui aura lieu le 16 février 2023[9]… Bloquons déjà nos agendas.


[1] Cf. la rubrique « Marché des Paiements » de cette Newsletter

[2]  Buy Now, Pay Later

[3] Cf. la rubrique « Actualité institutionnelle » de cette Newsletter

[4] Cf. Article AGEFI Rubrique « Marché des Paiements » de cette Newsletter

[5] reachability

[6] Cf. la rubrique « Actualité institutionnelle » de cette Newsletter

[7] Cf. la rubrique « Marché des Paiements » de cette Newsletter

[8] cf. la rubrique « vie de l’association » de cette Newsletter

[9] Cf. Programme du PAY TECH DAY dans la partie Vie de l’Association de la Newsletter