A l’heure dramatique que nous vivons, où la paix est fortement menacée en Europe et dans le monde, par l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine, brutale et indigne, il peut paraître futile voire indécent de parler de digitalisation des paiements ou de politique européenne de la data.

Mais les systèmes de paiement et de messagerie financière internationale, se retrouvent au cœur des sanctions infligées à la Russie, et face aux bouleversements à venir, à court et à long termes, on ne peut échapper aux questions de souveraineté ou, comme on dit désormais, d’autonomie stratégique ouverte… dans les paiements. Ni à celle de la sécurité des transactions et des systèmes de paiement. Ni enfin aux conséquences du recours aux DLT et autres Blockchains, pour la maîtrise des systèmes de paiement.

Ainsi, quatre questions majeures ne peuvent être éludées :

  • Le caractère stratégique des paiements ne doit-il pas être réévalué à l’aune de la situation présente ? La notion de souveraineté dans les paiements a-t-elle encore un sens dans des économies interconnectées, en temps de guerre comme de paix ? Si oui, quel sens et avec quelles limites ?
  • Comment réduire les vulnérabilités stratégiques de l’Europe des paiements que cette crise révèle ? L’Europe ne doit-elle pas prendre conscience des menaces et des risques de la situation présente mais aussi de ceux nés des évolutions technologiques en cours ou à venir, et se préparer beaucoup plus rapidement à y faire face ?
  • N’est-il pas inéluctable pour les gouvernements d’utiliser les systèmes de paiement et de messagerie financière internationale comme moyens d’action ou de rétorsion dans les relations internationales ? Mais, ne s’agit-il pas également d’armes à double tranchant [1] ? Et comment se protéger ?
  • Que deviennent les projets stratégiques européens, celui sur l’euro digital et celui sur EPI ? Et quelle est l’urgence de la règlementation sur le digital, comme les projets de règlement MiCA, le DMA et le DSA ? Sont-ils toujours stratégiques ? Et prioritaires ?

La guerre déclenchée par la Russie aux portes de l’Europe va probablement constituer une rupture majeure pour les systèmes de paiement internationaux et pour les systèmes de paiement européens, et amener l’Europe à revoir sa stratégie et ses propositions.

D’abord pour l’Europe. Depuis la fin de la migration à l’euro, la Commission Européenne a tenté de créer un marché intérieur des paiements européens avec de nombreuses directives (sur les services de paiement, sur les établissements de monnaie électronique) et de nombreux règlements (comme le règlement SEPA), avec un objectif : constituer une zone unique de paiement, et avec en ligne de mire deux sujets clés : la place des schemes cartes internationaux (ICS) en Europe et les commissions d’interchange.

Mais, cette stratégie s’est heurtée à la capacité de résistance des deux ICS [1] et à leur rôle clé en Europe depuis plus de 30 ans, et surtout au succès de la carte bancaire en Europe, au Royaume-Uni et en France, essentiellement, mais aussi en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne, en Italie et au Nord de l’Europe, même si c’est, ici ou là, dans une moindre mesure.

Cette stratégie a subi une inflexion majeure à partir de 2015, jusqu’à la publication en septembre 2020, pour la première fois en Europe depuis le lancement de l’euro, d’une stratégie dans les paiements, la Retail Payments Strategy, qui dresse un ensemble d’orientations pour la maîtrise et la modernisation des paiements en Europe, stratégie adoptée par le Conseil européen au printemps 2021.

Cette stratégie ambitieuse s’appuyait notamment sur un concept nouveau, celui de souveraineté dans les paiements, et visait à prendre une certaine distance vis-à-vis de la politique américaine.

 

En effet, plusieurs événements, dont la décision en 2014 de Visa et Mastercard d’interdire l’usage de leurs cartes de crédit internationales en Russie à la suite de l’annexion par la Russie de la Crimée et du “référendum” qui a suivi, avaient alerté les décideurs européens, et renforcé leurs craintes vis-à-vis des ICS.  Plusieurs autres évènements, dont la décision de la CJUE relative au Safe Harbor, sont venus alimenter un autre débat sur l’emprise des GAFAs américains (mais aussi des BATX Chinois) sur les données et certaines de leurs pratiques anticoncurrentielles.

La Commission européenne avait donc décidé de revoir sa stratégie et elle avait considéré en 2020, que les paiements avaient un caractère stratégique.

À cette occasion, le concept de souveraineté européenne a alors pris une autre dimension et est apparu comme une ardente obligation pour l’Europe des paiements. Et il a conduit les Autorités européennes à inviter les banques européennes à constituer un nouveau scheme carte, concurrent des schemes cartes internationaux, et c’est l’initiative EPI…

Depuis, le concept de souveraineté européenne avait été légèrement édulcoré pour laisser place à celui d’« autonomie stratégique ouverte », pour montrer que l’Europe n’est pas fermée aux innovations, fussent-elles celles des GAFAs, des ICS ou des BATX, à la condition que celles-ci ne s’opposent pas à la maîtrise européenne des systèmes de paiement en toute circonstance, y compris en cas de divergence d’intérêts, de conflit majeur, voire de guerre.

Tout cela n’est-il pas balayé aujourd’hui par le conflit en cours ? Quel peut-être le sens de la souveraineté européenne à l’heure de la solidarité militaire et économique transatlantique et de décisions communes en matière de sanctions économiques et financières ? Et que reste-t-il de la volonté des européens de se démarquer de leur partenaire américain ?

Il est certes trop tôt pour y répondre, même si le Président français a dernièrement réaffirmé ce concept de souveraineté européenne, et la nécessité de « dépendre moins des autres continents ».

Mais les concepts ont un sens en temps de paix et se transforment en cas de conflit majeur. Ils peuvent s’étioler ou se renforcer.


Ainsi, la crise met en valeur le caractère stratégique des paiements, sous un nouvel angle, non seulement comme arme de défense et d’autonomie économique, mais aussi comme arme de rétorsion et de sanctions économiques.

Il faut en tirer trois leçons.

  • Première leçon : les paiements ont un rôle stratégique majeur et joueront dans le futur un rôle encore accru, surtout à l’heure des mondes connectés et du digital. Il faut donc s’outiller et se renforcer. Il faut disposer de systèmes de paiement forts, puissants, mais aussi autonomes, ce qui n’exclut pas des coopérations fortes. La notion d’autonomie stratégique ouverte prend ainsi une nouvelle dimension.
  • Deuxième leçon :  il y a des degrés divers dans la souveraineté. Il y a une souveraineté (ou autonomie si on préfère) à réaffirmer entre alliés mais elle n’a pas le même sens, ni ne doit avoir la même puissance, et couvrir les mêmes enjeux entre partenaires qu’entre des puissances en conflit. Et il faut donc savoir à la fois se protéger de toutes parts, mais aussi nuancer la puissance de cette souveraineté. C’est aussi le cas en matière de données.
  • La troisième leçon concerne les outils communs et notamment les systèmes de paiement internationaux : ils sont efficaces tant que les intérêts sont communs, mais ils peuvent se révéler des pièges, quand les intérêts communs qui présidaient à la création de ces systèmes sont dépassés par d’autres, notamment économiques, militaires ou stratégiques, qui ne le seraient pas ou le seraient moins.

Cette crise vient donc à la fois renforcer le concept de souveraineté et le nuancer. Elle vient également révéler certaines vulnérabilités européennes dans les paiements.

Ces vulnérabilités sont de trois ordres :

  • La première vulnérabilité est vis-à-vis des menaces, qu’elles prennent la forme de cyber-attaques ou de mise en cause des capacités de résilience, donc de la capacité des systèmes à continuer à fonctionner quand l’interconnexion risque d’être perturbée ou, pire, bloquée. Il faut donc une analyse approfondie des capacités de résistance à des attaques et de résilience des systèmes européens de paiement.
  • Ces menaces sont redoublées par les évolutions technologiques, qu’il s’agisse de l’extension des systèmes du dark web, ou de systèmes non régulés ou difficilement régulables, ou encore des systèmes décentralisés, anonymes et cryptés, difficiles à réguler, comme ceux s’appuyant sur des DLT, et enfin de l’émergence technologies surpuissantes comme le quantique. Une réflexion nouvelle s’impose pour l’analyse de ces nouveaux risques.
  • La troisième vulnérabilité concerne l’absence de systèmes européens autonomes dans certains domaines comme les transactions transfrontières par cartes ou les transferts internationaux, ce qui certes augmente la puissance des systèmes internationaux communs, tant qu’ils fonctionnent, mais également met en lumière les conséquences en cas d’arrêt ou de refus d’accès à ces systèmes communs. L’autonomie n’exclut pas les coopérations, mais l’absence de systèmes autonomes laisse ouverte les risques de se retrouver privés de l’accès à des systèmes communs. Il y a donc urgence à constituer des systèmes autonomes de paiements, forts et résilients, ce qui n’exclut ni leur ouverture ni des coopérations.

Dans ce contexte, la mise en œuvre d’une stratégie digitale devient incontournable, y compris dans sa composante internationale et extra-territoriale, en Europe et au-delà.

Enfin, le recours aux systèmes de paiement et aux messageries financières internationales comme armes apparaît inéluctable en temps de conflit. Ils sont partie intégrante du système bancaire et financier, et on ne peut attendre des gouvernements qu’ils en excluent les paiements et les règlements financiers sous prétexte que ce serait un bien indispensable pour tous ou que ce serait tout simplement contre-productif pour les intérêts européens.

Ces armes sont redoutables, et on en verra prochainement les conséquences. Mais elles peuvent parfois être contournées ou se retourner contre ceux qui la mettent en œuvre :

  • Elles peuvent être contournées, en recourant soit à un autre acteur du système, soit à des systèmes décentralisés et anonymes, comme ceux s’appuyant sur des Blockchains. Mais il y a toujours un prix à payer : ce contournement est inopérant lorsque le pays ou la zone concernée sont réellement exclus du système de paiement par exemple par de réelles mesures d’embargo.
  • Elles peuvent s’avérer à double tranchant, car elles sont susceptibles d’être retournée contre ceux qui l’utiliseraient maladroitement ou qui en feraient un usage immodéré. Ainsi, le président du Financial Stability Board a-t-il déclaré au sujet de l’interdiction de l’usage de SWIFT par les banques russes : « Il est clair qu’il pourrait y avoir des ramifications financières. J’implore les dirigeants politiques de les prendre en compte. » Et ces armes peuvent inciter ceux qui pourraient en être les exclus à bâtir des systèmes alternatifs, afin de réduire leur dépendance aux systèmes internationaux, même si l’efficacité de ces systèmes alternatifs est sans commune mesure avec celle des systèmes internationaux.
  • Enfin, ce recours met en cause l’accès permanent garanti à ces systèmes, et même au-delà de de ces systèmes, aux réseaux d’échange, y compris de l’Internet. C’est la globalisation de l’économie mondiale qui serait alors remise en cause.

Ainsi, les systèmes de paiement et d’échange financiers constituent-ils des systèmes stratégiques, et ce caractère stratégique est renforcé par leur caractère systémique ou international.

Une dernière question concerne les règlementations en cours d’examen et d’adoption au plan européen, comme le règlement MiCA, et les règlements DMA et DSA, et les deux grands projets stratégiques européens dans les paiements, l’euro digital et EPI.

Les règlementations en cours d’adoption, dont le projet MiCA sur les cryptoactifs, apparaissent indispensables au plan européen pour maîtriser les systèmes dits alternatifs, et notamment le recours aux cryptoactifs, pour contourner les systèmes d’échange financiers internationaux. C’est la raison pour laquelle Mme Lagarde, Présidente de la BCE, a souligné l’urgence de l’adoption du règlement MiCA, pour éviter que la Russie utilise les cryptoactifs pour contourner les sanctions [3]. C’est aussi pourquoi les autorités américaines viennent de mettre en place une task force nommée « KleptoCapture » chargée de s’assurer que les sanctions contre la Russie ne sont pas contournées, notamment via les cryptoactifs.

Le projet d’euro digital apparait, dans le nouveau contexte, encore plus prioritaire pour garantir la souveraineté européenne dans les paiements, en Europe et au-delà. Et la situation actuelle devrait conduire à revoir les plannings et à accélérer sa mise en œuvre. Y compris du côté bancaire, pour disposer de nouvelles solutions plus sécurisées en parallèle du scriptural. De même le développement du recours à la signature électronique avancée et qualifiée apparait comme une ardente urgence, surtout plus de vingt ans après l’adoption de la Directive sur la signature électronique.

Le projet d’euro digital apparait, dans le nouveau contexte, encore plus prioritaire pour garantir la souveraineté européenne dans les paiements, en Europe et au-delà. Et la situation actuelle devrait conduire à revoir les plannings et à accélérer sa mise en œuvre. Y compris du côté bancaire, pour disposer de nouvelles solutions plus sécurisées en parallèle du scriptural. De même le développement du recours à la signature électronique avancée et qualifiée apparait comme une ardente urgence, surtout plus de vingt ans après l’adoption de la Directive sur la signature électronique.

 

Mais, le projet EPI reste la priorité absolue. Ce projet, tant attendu, dont la mise en œuvre est retardée par le retrait de nombreux acteurs européens, et notamment de certaines grandes banques espagnoles et allemandes (mais les meilleures restent), après le forfait des banques italiennes et autrichiennes, doit revoir son architecture et ses ambitions. Il paye le prix de la fragmentation du marché européen, de l’absence d’une réelle volonté de certains pays européens d’assurer le prix de la souveraineté européenne, d’intervenir auprès de leurs banques pour leur rappeler leurs obligations, et de reconnaitre au projet EPI un enjeu supérieur aux enjeux domestiques de chacun en Europe. Et on ne peut que féliciter les grandes banques européennes, notamment françaises et du Bénélux mais aussi certaines banques allemandes, et les industriels impliqués dans ce projet, pour leur persévérance.

EPI est et reste un projet à la fois politique, stratégique et industriel européen :

  • Politique puisqu’il répond à la volonté des Pouvoirs publics en Europe de voir émerger une solution européenne de paiement concurrente de celles des ICS, qui représentent chacun plusieurs centaines de milliards de dollars de capitalisation boursière.
  • Stratégique car il permet réellement de viser l’unification des marchés européens de paiement géographiquement mais aussi en termes de solutions.
  • Industriel, à la fois en termes de moyens à mettre en œuvre pour faire réussir ce projet, pour constituer (comme l’euro digital) un moyen de développement de produits et services de paiement en Europe et d’une industrie des paiements digitaux.

Le projet EPI reste prioritaire, même si ses objectifs ambitieux seront revus à la baisse. La situation géopolitique présente devrait conduire les Autorités européennes à poursuivre et renforcer leur politique, pour apporter tout le soutien nécessaire à ce projet, et pour rappeler à chacun le changement de contexte et de paradigme et la nécessité pour chacun de participer à ce projet commun dans l’intérêt de tous. Mais aussi à revoir certains paramètres, notamment économiques, pour favoriser les acteurs qui s’engageraient dans ce projet. EPI doit bénéficier de règles et d’avantages politiques et stratégiques.

Ainsi, les nouveaux enjeux et risques dans les paiements qui sont révélés par le conflit en cours, qui pourraient se développer dans un futur proche, et qui pourraient durer, imposent à l’Europe une réflexion nouvelle et stratégique sur les menaces et risques, et sur les solutions.

La conférence prochaine du 24 mars qu’organise FRANCE PAYMENTS FORUM avec Paris Europlace et Finance Innovation, sur l’Europe bancaire et financière à l’heure de la digitalisation, prend donc une nouvelle dimension. Et elle sera l’occasion d’un approfondissement de la réflexion stratégique autour des systèmes de paiement européens.

* * * *

NB 1 Ci-après un article publié dans la presse (Revue Banque), qui revient notamment sur les enjeux de la présidence française du Conseil de l’Union européenne. Il a été rédigé avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

NB 2 La Newsletter de mars 2022 de France PAYMENTS FORUM rappelle les principales décisions prises, au plan européen et mondial, pour contrer l’agression russe en Ukraine, et notamment le bannissement des banques russes de SWIFT.


[1] Cf. Les sanctions internationales : une arme à double tranchant | Les Echos

[2] Visa et Mastercard

[3] «Whenever there is a ban, a prohibition or a mechanism in place to boycott or prohibit, there are always criminal ways that will try to circumvent the prohibition or the ban, which is why it is so critically important that MiCA is pushed through as quickly as possible, so that we have a regulatory framework within which crypto assets can actually be caught in a regulatory framework “. Christine Lagarde, Présidente de la BCE – Conférence de presse ECOFIN 28/02/2022