L’Autorité de la concurrence a publié le 29 avril 2021 un « Avis sur le secteur des nouvelles technologies appliquées aux activités de paiement« . Comme le souligne le Siècle Digital dans un article publié le 3 mai, »l’Autorité de la concurrence a rendu un avis sans équivoque : les Big Tech pourraient menacer l’état de la concurrence dans le secteur financier« .

Dans son communiqué de presse du 29 avril, l’Autorité de la concurrence indique qu’au terme d’une enquête approfondie, elle estime que l’innovation technologique et les changements apportés à la réglementation ont permis l’arrivée, dans le secteur des paiements, de nouveaux acteurs, les FinTech et les BigTech, qui ont développé, aux côtés des acteurs bancaires traditionnels, des modes de paiement novateurs pour les consommateurs, et des nouveaux services diversifiés.

Elle note ensuite le rôle important joué par les FinTech pour développer des nouveaux services innovants en se saisissant de toutes les opportunités créées par la réglementation. Elle constate aussi que les acteurs bancaires traditionnels recourent à différentes stratégies pour rester en prise avec les segments les plus innovants du marché : prise de contrôle via des acquisitions, prises de participation, développement en interne.

L’un des principaux phénomènes mis en lumière par l’Autorité est l’arrivée des grandes plateformes BigTech dans le secteur des paiements (Apple Pay, Google Pay, Amazon Pay…) qui disposent d’avantages considérables car elles contrôlent des écosystèmes s’appuyant sur de vastes communautés d’utilisateurs, ont accès à de vastes ensembles de données et ont la capacité technique de les mettre à profit. En outre, en s’appuyant, pour la réalisation du paiement, sur les acteurs bancaires traditionnels et les groupements de cartes bancaires, les grandes plateformes ont la capacité de retirer des bénéfices significatifs, sans être pour autant soumises aux contraintes réglementaires qui pèsent sur les acteurs bancaires.

L’Autorité souligne enfin les risques concurrentiels liés au renforcement du pouvoir de marché des grandes plateformes numériques ou au verrouillage des consommateurs dans un écosystème ainsi que le risque de marginalisation, à terme, des acteurs bancaires traditionnels.

Lire l’avis de l’autorité de la concurrence  (intégralité : 127 pages)

Extrait des conclusions : 

Le secteur des paiements connaît, depuis quelques années, des évolutions significatives qui se matérialisent, notamment, par l’entrée de nouveaux acteurs et la création de nouveaux services. Bien que leur potentiel soit considérable, ces évolutions s’inscrivent à ce jour dans les infrastructures de paiement développées et contrôlées par les acteurs bancaires traditionnels existants, sans en modifier fondamentalement le fonctionnement et en les utilisant largement, souvent de manière indirecte.

Ces évolutions ont toutefois le potentiel de modifier, en profondeur et durablement, l’équilibre concurrentiel du secteur. Elles sont, avant toute chose, pro-concurrentielles, puisqu’elles conduisent à accroître l’offre et améliorer la qualité et la diversité des produits et services offerts, tout en exerçant une pression sur les prix pour le consommateur. Par leurs modèles novateurs, et grâce à leurs services innovants, les nouveaux acteurs non-bancaires instillent de la concurrence dans les marchés sous différentes formes. Ils contribuent notamment à accroître la concurrence par les prix en proposant certains services à des prix inférieurs (parfois gratuitement) à ceux des services équivalents des acteurs bancaires. Ils stimulent, par ailleurs, une course à l’innovation par laquelle l’ensemble des acteurs du secteur, y compris les banques, cherchent à intégrer dans leurs offres respectives un maximum de fonctionnalités nouvelles.

Aux côtés des FinTech, les banques jouent ainsi un rôle moteur dans les évolutions en cours, non seulement en innovant directement mais aussi dans le processus d’intégration de ces innovations dans le système bancaire existant. En raison de leur positionnement dans le secteur des paiements et grâce à leurs ressources considérables et à leur connaissance pointue du secteur, il est probable que les banques continuent à jouer un rôle clé dans les évolutions à venir du secteur.

Certaines banques soulèvent toutefois des préoccupations relatives à l’équilibre économique du secteur et à l’étendue des services proposés aux consommateurs. En effet, elles soulignent que, pour proposer leurs services, les nouveaux acteurs non-bancaires utilisent les systèmes de paiement existants, mais ne supportent pas les coûts, de fonctionnement et de maintien des infrastructures bancaires sous-jacentes, qui restent à la charge des acteurs traditionnels et qui sont élevés.

(…) Depuis plusieurs années le paiement par carte et, dans une moindre mesure, le virement, sur lesquels s’appuient la plupart des nouveaux services de paiement, ont connu un essor important, alors que, dans le même temps, les chèques et, dans une moindre mesure, les espèces, ont connu un déclin certain607. Ainsi, les chèques, qui représentaient environ 18 % du nombre de transactions totales en 2010, ne comptaient plus que pour 6 % de ce nombre en 2019 et le nombre de transactions effectuées au moyen de chèques a diminué de presque 50 % entre 2010 et 2019. S’agissant des espèces, le nombre de transactions effectuées par ce moyen a diminué d’environ 15 % entre 2010 et 2019.

Bien qu’étant le moyen de paiement le plus utilisé ces dernières années, la carte bancaire, quant à elle, a fait aussi face à l’arrivée de nouveaux services, comme le paiement mobile qui permet d’effectuer des paiements en magasin en utilisant le téléphone comme support de paiement en lieu et place d’une carte de paiement physique. Certains acteurs interrogés dans le cadre de l’instruction de l’avis ont également souligné que certains nouveaux services d’initiation de paiement utilisant les virements pourraient à l’avenir constituer une alternative directe au paiement par carte bancaire.

(…) Une tendance croissante au positionnement de nombreux nouveaux opérateurs en tant qu’interlocuteurs directs des consommateurs pourrait également contribuer à mettre en question la position des acteurs traditionnels dans la chaîne de valeur. Maîtresses des infrastructures bancaires sous-jacentes sur lesquelles s’appuient ces services, les banques continueraient, comme c’est le cas aujourd’hui, à jouer un rôle essentiel dans le système mais leur positionnement pourrait potentiellement évoluer vers un rôle plus marqué de prestataire technique, assurant des activités de « back office ». La redéfinition éventuelle du positionnement des acteurs concernés et, partant, de la structure et du niveau des revenus que leur activité génère pourrait notamment comporter le risque, pour le consommateur, en l’absence de règles obligeant les banques à maintenir des services tels que le chèque, de perdre certains ceux d’entre eux qui ne seraient pas rentables et qui sont aujourd’hui assurés par les banques grâce à leur modèle intégré.

Si, historiquement, le paiement n’était pas une activité rémunératrice mais constituait plutôt un moyen nécessaire pour les banques de cultiver une clientèle pour un ensemble de services, aujourd’hui la perte de la relation avec le client sur le seul segment du paiement pourrait laisser présager des développements comparables sur d’autres activités, plus fondamentales encore pour le modèle bancaire, telles que le crédit ou l’assurance.

Il apparaît toutefois improbable aujourd’hui d’envisager, même dans une perspective lointaine, un scénario dans lequel les FinTech s’émanciperaient entièrement du système bancaire actuel en créant leurs propres infrastructures, comme cela peut être le cas en Chine. Les différences historiques significatives propres au développement du secteur en Europe et en Chine rendent improbable une évolution européenne dans laquelle les acteurs du numérique viendraient remplacer les acteurs bancaires sur le terrain des infrastructures de paiement. En effet, en Chine, grâce à une conjonction de facteurs, dont la faible pénétration des moyens de paiement autres que les espèces, des acteurs non-bancaires, tels qu’Alibaba et Tencent, ont pu bénéficier du développement des smartphones et d’un cadre réglementaire favorable pour s’imposer rapidement. À ce titre, le développement de projets européens significatifs, tels que l’European Payments Initiative, en cours de réalisation, qui vise à créer un réseau interbancaire paneuropéen, témoigne de la volonté des banques européennes d’innover en matière de paiements et de conserver la maîtrise des infrastructures bancaires sous-jacentes.

Toutefois, si la présence d’acteurs non-bancaires de taille significative, comme les BigTech, dans le secteur des paiements français est aujourd’hui à un stade relativement naissant, cette situation pourrait être amenée à évoluer rapidement. Ces acteurs pourraient renforcer leur présence dans le secteur notamment via de nouveaux partenariats avec les acteurs bancaires, à l’instar, par exemple, des partenariats qui ont pu être conclus à l’étranger, notamment aux États-Unis, entre Amazon et JP Morgan ou Apple et Goldman Sachs pour la création de cartes bancaires et, plus récemment, entre Citigroup et Google pour la création d’un nouveau compte bancaire numérique dénommé « Citi Plex Account » disponible via Google Pay. Sans disposer de l’expérience des banques dans le secteur des paiements, les BigTech maitrisent, voire contrôlent, certaines technologies innovantes pouvant jouer, à l’avenir, un rôle déterminant dans la chaîne de services.

Il résulte des développements qui précèdent que les évolutions récentes du secteur des paiements appellent à la vigilance continue de l’Autorité. Si les éléments présentés dans cette section mettent en évidence l’existence de certains risques pour la concurrence sur le marché, à tout le moins de conditions favorables à leur matérialisation, il convient, dans un secteur où l’innovation est aussi importante et dynamique, de favoriser une saine concurrence pour le marché, et, à ce titre, veiller à préserver l’incitation des entreprises à innover.