Une année stratégique pour le futur de l’Europe des paiements.

Le début d’année est généralement l’occasion de présenter ses vœux et de dresser quelques perspectives. C’est ce que font certains politiques… Et la période de pandémie, qui se prolonge, appelle d’abord des vœux de santé pour tous, et une pensée humble et compatissante pour tous ceux qui souffrent, y compris au plan économique. Et aussi des vœux pour tous de retour à la sérénité de la vie quotidienne et à la prospérité. Ce sont ceux que FRANCE PAYMENTS FORUM présente à tous ses amis.

 

Mais, pour le monde des paiements, l’année écoulée a été très dense, malgré le recul économique général, et très profitable à certaines entreprises internationales, même si d’autres ont en payé le prix fort. Elle apparait d’abord comme une année de forte transition pour les paiements scripturaux et de rupture impulsée par le monde digital.

Le monde des paiements scripturaux a poursuivi sa transformation en profondeur, avec l’Instant Payment, le paiement sans contact, le paiement mobile et les grands projets comme EPI au plan européen ou GPI de Swift au plan mondial, projets qui sont porteurs de grands travaux dans les banques et les entreprises du secteur des paiements. Les travaux sur EPI sont entrés  en phase active avec la création de l’Interim Company, rejointe par de nombreux collaborateurs des divers membres, associés aux travaux de l’entreprise en cours de construction. Par ailleurs, les travaux antérieurs engagés sur le paiement sans contact portent déjà tous leurs fruits et affichent en France une croissance impressionnante de plus de 30%, passant de 3,3 milliards de transactions à fin 2019 à probablement plus de 4,5 milliards de transactions en fin 2020. Avec un bond de 42% de l’utilisation dans l’Hexagone du sans contact entre les mois de mars et décembre 2020, selon une étude réalisée par le cabinet de conseil GfK pour Visa. Un succès dont il ne faudrait pas se priver de se réjouir… et qui va s’amplifier avec la diffusion de la carte biométrique. En contrepoint, la même étude sur la même période, note une baisse des paiements en espèces de 34 %, contrebalancée par une croissance comparable des paiements par carte bancaire. Ce  que confirme une étude SUCH de la BCE sur les habitudes de paiement des ménages qui évalue à 39 % la part des Français ayant réduit leur utilisation des espèces depuis le début de la crise sanitaire liée à la Covid-19. Enfin, les acteurs européens des paiements préparent au sein de l’EPC  le nouveau scheme Request To Pay, ce nouveau service de messagerie transeuropéen qui apparait déjà comme un accélérateur majeur de la transformation des paiements en Europe. Encore un chantier important, attendu par les entreprises, mais dont l’impact pourrait atteindre toute la sphère des paiements. Au total donc, beaucoup de chantiers en parallèle dans le monde scriptural… et beaucoup d’espoirs pour l’Europe des paiements.

Quelques bémols toutefois. La progression de l’Instant Payment demeure lente, en l’absence d’un réel business model pour les paiements au point de vente ou à distance : selon les évaluations de l’EPC, l’Instant Payment ne représente encore que 7,5% de l’ensemble des virements européens ; en attendant le déploiement du Request To Pay ou une éventuelle bascule de tous les virements vers l’Instant Payment à la faveur d’EPI… ? Quant au paiement mobile, malgré la montée en puissance du paiement sans contact via un smartphone, avec diverses solutions comme la solution française Paylib et les solutions internationales Apple Pay, Google Pay, Samsung Pay…, il ne bénéficie en France  que d’une croissance de 6%, à l’inverse de ce que l’on observe dans de nombreux pays européens comme par exemple  en Suède, et hors d’Europe comme par exemple en Chine, contraignant dans ces pays les banques centrales à envisager d’émettre une monnaie digitale pour contrebalancer le recul majeur du paiement en espèces. Pour la France, malgré ses atouts et ses efforts importants, et notamment le paiement sans contact et sans limite, Paylib se heurte aux blocages institués par certains fabricants de mobiles comme Apple. Le développement du paiement mobile est un chantier prioritaire à conduire résolument à la fois au plan règlementaire, pour lever les blocages déjà cités, et le promouvoir davantage au plan du marketing et européen. C’est un chantier porteur de nombreuses transformations et FRANCE PAYMENTS FORUM souhaite s’y impliquer.

Enfin, les règlementations européennes nouvelles tant sur l’Open Banking que sur l’authentification forte arrivent à échéance et vont modifier en profondeur le paysage des paiements. Dans le domaine de l’Open Banking, comme dans bien d’autres, il n’y a point d’issue sans standards et sans un «  level playing field ». Ajoutons que le prochain G20, sous présidence italienne, devrait décider d’améliorations majeures des paiements internationaux dans le prolongement des travaux conduits par le FSB. Et que l’ECOFIN de mars 2021, sous présidence Portugaise prépare des conclusions très favorables sur les paiements.

Ainsi, le monde des paiements scripturaux est en évolution profonde en Europe, et au plan mondial.

Du côté du monde digital, on ne peut que constater la ruée stupéfiante vers ce que certains appellent  « l’or digital », notamment  le Bitcoin, qui confirme ainsi son instabilité chronique. Le Bitcoin est devenu une valeur refuge dans de nombreux pays, comme en Chine, et une valeur de placement pour des grands fonds d’investissement internationaux. Cette croissance exponentielle conduit de nombreux acteurs du paiement, comme Paypal, à offrir des solutions de paiement en Bitcoin. De même, on ne peut qu’être en veille très active également devant la poursuite de la ruée vers un autre « or digital », la data, que l’on trouve en exploitant les gisements des données de paiements.  Celles-ci  ont conduit les GAFAMs et autres BATX à se lancer dans l’industrie des paiements sans nécessairement disposer de l’expertise requise pour assurer la confiance et maîtriser les  risques, ce qui a suscité des réactions des Autorités monétaires, parfois brutales comme en Chine, et des projets de réglementation  comme ceux portés par la Commission Européenne avec la Digital Finance Strategy, le Digital Markets Act et le Digital Services Act …. Car la menace est majeure et il faut aller vite, comme le Gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau l’a dernièrement déclaré dans ses vœux à la place financière de Paris: « Nous avons deux ans – pas plus – pour construire une alternative européenne aux bigtechs ». Et pour ce qui concerne le recours aux Bitcoin en paiement, notons également les propos du  Gouverneur de la Bank of England, Andrew Bailey,  au World Economic Forum de Davos de janvier 2021 :« cryptocurrencies such as bitcoin do not have the right structure to work as a long-term payments method ».

Enfin, l’idée de substituer aux cryptoactifs par nature instables des cryptoactifs dits « stables » pour émettre une monnaie digitale privée a conduit à une double réaction : d’une part des projets de réglementation comme MiCA au plan européen, d’autre part  une réflexion intense (et avouons-le, de très bon niveau) des banques centrales mondiales sur l’opportunité et les conditions de l’émission de monnaies digitales de banque centrale, et en Europe, d’un euro digital. Il s’agirait alors avec cette émission d’une nouvelle monnaie (qui ne doit être assimilée ou réduite ni à une monnaie  scripturale ni à une monnaie fiduciaire dématérialisée), d’une rupture majeure dans les paiements, et qui conduirait donc à une nouvelle architecture des systèmes de paiements et à une nouvelle industrie des paiements. Cela mérite donc une réflexion et une concertation approfondies et, comme l’a rappelé Mme Lagarde, cela prendra  nécessairement du temps, même s’il faut, là aussi, aller vite.

Deux mondes se construisent donc en parallèle et on ne peut prédire ce qui va advenir, suite à l’émission attendue de Diem par l’association Libra et des autres émissions équivalentes que ne manqueront pas de faire d’autres GAFAMs, ni ce que sera l’appétence de la clientèle pour ces nouveaux modes de paiement. Mais, ils posent trois questions :

  • D’abord celui des conditions de réussite des divers projets engagés dans le monde scriptural, notamment d’EPI. Sur ces chantiers, plusieurs clés sont nécessaires : la vitesse pour éviter l’enlisement ; la gouvernance pour maintenir le cap malgré des défections toujours possibles et des tentatives de déstabilisations et contre-offensives qui ne manqueront pas d’arriver, comme ce fut le cas dans le passé sur d’autres projets ; le marketing et la communication pour garantir l’adhésion et l’atteinte rapide d’une masse critique de transactions, qui reste la clé du succès des projets interbancaires.
  • Ensuite la question de leur pérennité, car ces investissements doivent prouver leur intérêt dans le long terme, ce qui suppose d’offrir à la clientèle des services au moins aussi prometteurs que ceux des grands acteurs mondiaux, et que ces services  trouvent leur rentabilité. Sans conteste, ces projets ont besoin non seulement d’un moteur politique, celui de la souveraineté, mais aussi d’un moteur économique. Certes les gains attendus en différentiel sur les commissions (fort lucratives) prélevées par les schemes internationaux motivent un engagement des banques européennes. Mais, au-delà, la question lancinante des modèles économiques en Europe doit trouver une réponse à long terme, pour contrebalancer les modèles anglo-saxons qui donnent aux entreprises américaines une formidable force de frappe.
  • Enfin, celui de la coexistence éventuelle entre un monde scriptural et un monde digital. Dans la sphère digitale privée, l’initiative appartient aux grands acteurs digitaux internationaux, et nul ne sait quelle sera la réaction des marchés. Dans la sphère  publique, la question est celle de l’opportunité et des conditions de l’émission d’une monnaie digitale centrale, pour répondre à ces initiatives privées… Et les avis sont très partagés. Alors faut-il y aller ? D’abord, il faut chasser l’idée du « grand soir » (du « changeover » comme on a qualifié le passage à l’euro) qui n’est pas à l’ordre du jour. Tout au plus, pourrait-on viser dans un premier temps, et probablement à cinq ans, une répartition du type 95/5 entre les deux mondes, ce qui serait déjà considérable. De plus, cette émission d’une monnaie digitale centrale soulève de nombreuses  questions, afin de ne pas porter atteinte à la politique monétaire et à la stabilité financière, ni déstabiliser les grands projets scripturaux en cours tels qu’EPI.  Enfin, cela n’aurait d’intérêt que si cela offre  à l’industrie européenne des paiements, bancaire et non bancaire, un deuxième pied avec le scriptural, pour bien construire le futur. Comme l’a indiqué le Gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, « There is no contradiction between considering a euro CBDC and supporting EPI. We may probably need both and we should in any case build them to be complementary ». À condition de veiller notamment aux conditions économiques des deux projets…

Ce qui est certain, c’est que la crise sanitaire et donc économique en cours  aura des impacts majeurs sur l’économie globale, et donc nécessairement sur l’industrie des paiements.

Et pour citer Dan Schulman, le  CEO de Paypal, au World Economic Forum  de Davos de janvier 2021, nous allons vers un « global economy  reset post Covid-19» et il n’est pas exclu, selon nous, que cela soit également le cas dans l’industrie des paiements. Il ajoutait : “This idea that profit and purpose are at odds with each other inside a business is ridiculous. In fact, I would argue that the two go hand in hand.” Puisse cette formulation inspirer tous les projets lancés en Europe dans le domaine des paiements.